Mes petits enfants, je suis encore avec vous pour un peu de temps. Vous me chercherez, et ce que j'ai dit aux Juifs: 'Vous ne pouvez pas venir où je vais', je vous le dis à vous aussi maintenant.Je vous donne un commandement nouveau: Aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. Simon Pierre lui dit : « Seigneur, où vas-tu? » Jésus répondit : « Tu ne peux pas me suivre maintenant là où je vais, mais tu m'y suivras plus tard. » « Seigneur, lui dit Pierre, pourquoi ne puis-je pas te suivre maintenant ? Je donnerai ma vie pour toi. »

Jean 13, 33-37 (version Segond 21)

 

aimezAprès quelques hésitations entre les quatre Évangiles, celui de Jean s'est imposé à moi pour ce matin. Oui, Jean, parce qu'avec quelques morceaux seulement de celui-là, on pourrait construire une cathédrale, tellement c'est beau...
Jean, c'est l'Évangile du regard, de l'appel, de l'eau vive, c'est l'Évangile du pain, de la margelle du puits, c'est l'Évangile de l'humour divin, du seuil , de la porte, de l'autre rive. Jean, c'est aussi l'Évangile du questionnement.  Savez -vous quelle est la toute première parole prononcée par Jésus et rapportée par l'évangéliste au début de son livre ? Une question : "Que cherchez vous ?  posée aux deux pêcheurs de Galilée qui veulent le suivre. Un peu plus tard : " Veux tu guérir ? dit-il au paralysé couché au bord de la piscine. Puis :" et vous, vous ne voulez pas partir "  " demandera t-il à quelques disciples choqués par sa prédication.
Quand Jésus passe, il ne laisse personne à sa place.. il dé-place. En effet, à ceux qu'il rencontre sur son chemin, lui, le Maitre, il ne dit pas : "apprends "  mais " viens et vois ".  

Pour vous parler un peu de cet Évangile, je commencerai par un extrait du chapitre 13 : cela se passe à la fin du dernier repas de Jésus avec les siens. Face à ses disciples sidérés, Jésus, muni d'une bassine d'eau et d'un tablier, s'agenouille devant eux et se met ...à leur laver les pieds :
Comprenez-vous ce que j'ai fait pour vous ? Vous m'appelez "le Maître et le Seigneur" et vous dites bien, car je le suis. Dès lors, si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres ; c'est un exemple que je vous ai donné : ce que j'ai fait pour vous, faites-le vous aussi. (…)

Juste après, Judas  quitte le groupe. Et peu après, Jésus dit aux disciples :

" Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.  À ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à l'amour que vous aurez les uns pour les autres. " Simon-Pierre lui dit : " Seigneur, où vas-tu ? " Jésus lui répondit : " Là où je vais, tu ne peux me suivre maintenant, mais tu me suivras plus tard.  Seigneur, lui répondit Pierre, pourquoi ne puis-je te suivre tout de suite ? Je donnerai ma vie pour toi ! " Jésus répondit : " donner ta vie pour moi ! En vérité, en vérité, je te le dis, trois fois tu m'auras renié avant qu'un coq ne se mette à chanter. "

Aimez vous les uns les autres....
Vous avez entendu ? Le Christ ne fait pas de grands et savants exposés sur l'amour. Il dit : Aimez vous les uns les autres. Cela se passe à Jérusalem, quelques heures avant son arrestation, dans une maison, à l'écart des foules et des autorités religieuses : Jésus est à table, il prend le temps de faire ses adieux à ses disciples. Moment d'intimité, de confidence, en tête-à-tête avec les siens.

" Aimez -vous les uns les autres " .. Sans doute est-ce une des paroles de la Bible les plus connues. L'agent de communication d'un célèbre publicitaire italien avait dit un jour son admiration pour la force communicative du christianisme, capable d'un  slogan aussi génial. Je le cite :  "La publicité vit toujours de l'apport fondamental du christianisme à la communication.
Elle cherche sans cesse des logos et des symboles universels. Elle se casse la tête pour trouver des slogans qui deviennent des devises aussi simples et fortes que " Aimez -vous les uns les autres ".  En grec, la langue des Évangiles, c'est encore plus court, juste deux mots : " agapaté alelous ". Voilà, c'est dit. C'est clair, concis, simple. Enfin...pas si simple ! J'y vois même un certain nombre de difficultés :

1) Premièrement, le thème de l'amour, aussi vieux que l'humanité, a tellement été utilisé partout et dans tous les domaines qu'il peut paraître usé jusqu'à la moËlle : il oscille entre, d'un côté, le beau et sublime et de l'autre le dépotoir de tous les sentiments, de toutes les passions mal définies, de tous les alibis, parfois même de tous les fanatismes.
Ainsi, la parole de Jésus traduite par " aimez vous les uns les autres " pourrait apparaître comme une parole bien plate, inoffensive,où tout le monde il est beau tout le monde il est gentil, bref : un  résumé catéchétique pour les nuls ..
A ce propos, un jour au cours d'un culte quelques temps avant Paques, j'avais émis l'idée d'un moratoire dans l'Eglise : ne pas utiliser le mot amour pendant 40 jours, comme un Carême du langage, ceci afin de retrouver la force, la fraicheur et la pertinence de ce mot...Mais je crois me souvenir que ma proposition n'a pas eu beaucoup de succès !

" Aimez -vous les uns les autres " ..
2) Deuxième difficulté : on a souvent sorti ce verset de son contexte. L'Evangile en pièces détachées, vous connaissez ? C'est pratique et fréquent : vous évitez les longueurs, les passages difficiles, vous prenez un verset par ci, un verset par là, façon " light ". Et, selon la génération à laquelle vous appartenez :soit vous faites du verset une carte postale sur fond de chalet suisse verdoyant ou enneigé, soit vous en faites un  " tweet ".
Le problème, c'est que la Bible n'est pas tombée du ciel : elle a un contexte et il est bon de s'interroger à son sujet. Dans quel cadre Jésus prononce t-il ces paroles ? Dans l'herbe verte d'un champ de coquelicots, la fleur au bec, version " peace and love " ?  Non ! En réalité, lorsque nous y regardons de plus près, nous découvrons que cette parole  " aimez vous les uns les autres ", est prise en sandwich entre deux  redoutables  annonces : la trahison de Judas d'un côté, et le reniement de Pierre de  l'autre.
Quoi ! Pierre et Judas ?? Comment est-ce possible, eux qui font partie des plus  proches de Jésus..! Il y a quoi vous couper l'appétit à ce repas apostolique déjà suffisamment dramatique..

Aimez -vous les uns les autres...
La façon dont nous lisons les textes bibliques ressemble à la dégustation enfantine d'un mille-feuilles. Rappelez-vous : petit, vous en mangiez volontiers la couche crémeuse et vous laissiez de côté la croûte.. Résultat : un vrai désastre ! Et bien, pour la lecture de certains textes bibliques c'est un peu pareil : nous sommes tentés de laisser tomber ce qui gêne, ce qui est rugueux ou sec, pour ne garder que le sucré,le moelleux, ce qui est agréable à notre palais. Alors : quelle surprise de s'apercevoir ici que ce qui pouvait sembler être la tarte à la crème du christianisme -aimez vous les uns les autres-  est en réalité coincé entre une couche de trahison d'un côté et une couche de reniement de l'autre..


Aimez -vous les uns les autres...
Qu'est-ce que cela peut signifier  ? Que l'amour auquel le Christ nous appelle n'est pas une pieuse exhortation, il ne déserte pas le monde et ses duretés - lâchetés-  mais il se révèle au coeur de celui-ci : avec ses reniements, ses basses besognes, ses zones d'ombres et ses perfidies.


Et voici la suite du verset : COMME je vous ai aimés. Nous l'avons entendu : Jésus lavera les pieds de ses apôtres, y compris de Judas et de Pierre.  Il partagera son repas avec tous, y compris avec celui qui va le trahir et celui qui va le renier. Le Messie nous indique donc le chemin de l'amour au coeur de ceux-là même qui le défigurent.

Comme  je vous ai aimés...
electronsJésus prend en compte la médiocrité humaine dans son projet d'amour inouï pour le monde… Il ne fait pas le tri entre ce qui est beau, lumineux et ce qui est moche et sombre au fond de chacun de nous. Il ne demande pas à Judas et à Pierre de revenir en arrière, de renoncer à ce qu'ils ont l'intention de faire. Il va jusqu'au bout avec eux.    Jusqu'à son arrestation. Et il termine le chemin sans eux, puisque ces deux apôtres l'abandonnent.  
Cette manière d'aimer résiste magnifiquement à l'idéologie de la pureté, souvent présente dans les religions. Pureté qui se situe à l'opposé à la vie, à la prédication de Jésus. Ainsi, c'est au nom de celle-ci que les deux religieux de la parabole du bon samaritain se sont détournés de l'homme blessé au bord de la route.
L'idéologie de la pureté refait surface de façon inquiétante aujourd'hui dans les discours religieux intégristes de tous bords. Le choix que fait Jésus de ne jamais y céder est au coeur de sa maniere de nous aimer et doit profondément nous guider dans notre foi et dans les choix de vie  que nous avons à faire dans la société actuelle.

Une histoire juive pose très ce problème : dans la tradition du judaïsme, la cigogne est cataloguée parmi les oiseaux impurs. Elle est pourtant appelée " Hassida " qui signifie " affectueuse ", " aimant les siens ". Comment se fait-il, demandait un jour une mère juive à un rabbin, que la cigogne soit appelée " celle qui aime les siens " et qu'on la range cependant parmi les créatures impures ? Parce qu'elle n'aime que les siens,  lui répondit le rabbin.

Aimez vous les uns les autres..
Avouons que ce n'est pas toujours simple, c'est même parfois difficile  ! Sans aller jusqu'à parler de ceux qui font du mal, c'est déjà dur d'aimer ceux qui ne pensent pas, ne vivent pas, ne prient pas, ne mangent pas comme nous, ne votent pas ...comme nous. Je me rappelle d'un dessin qui circulait lorsque nous étions étudiants à la fac de théologie à Paris : c'était une série de visages, renfrognés, consternés ou hébétés, flanqués du slogan suivant : " aimez -les comme ils sont : il n'y en a pas d'autres ".
Que faire ? Comme l'écrivait un théologien : " la terre deviendrait vite inhabitable si chacun cessait de faire par politesse ce qu'il est incapable de faire par amour. Inversement, le monde serait presque parfait si chacun arrivait à faire par amour tout ce qu'il fait par politesse.. "

En attendant, regardons de plus près notre texte : aimez vous les uns les autres ..
Cet appel n'est pas une invitation sympathique et polie  : je vous invite à vous aimer si vous le voulez bien. Non, c'est un commandement :
" Je vous donne un commandement nouveau :  aimez -vous les uns les autres ".

Et  nous voilà  confrontés à la  3ème  difficulté..
En effet, l'amour peut-il se commander ? Les deux termes ne sont-ils pas contradictoires ? Ne serait-ce pas une caricature de l'amour ? A l'image d'un mariage forcé ? Pas simple non plus quand 2000 ans d'histoire du christianisme ont si souvent contredit cette parole de Jésus ! Et puis, si on pense aux protestants - relativement nombreux ce matin-  cette parole de Jésus doit siffler à leurs oreilles. Pourquoi ?
Parce qu'ils sont très très attachés à la liberté individuelle. Je me suis d'ailleurs aperçue que ce mot " commandement " ne fait pratiquement pas partie de leur vocabulaire ! Ils aiment dire : " nous ne sommes soumis à aucune obligation, nous vivons sous la grâce, rien que la grâce ! "  Et si on mettait un nouveau titre sur le livret de leur Eglise ? On remplacerait  " Libres et responsables ". par ceci : "Aimez vous les uns les autres : un commandement nouveau est arrivé "  Vous pensez qu'ils accepteront ? Ce sont des gens ouverts, parait-il, toujours prêts au changement, selon une devise qu'ils citent beaucoup, tout particulièrement cette année  : " une Eglise réformée doit toujours se réformer à nouveau ". Je demanderai à leur Webmaster d'y réfléchir..

Revenons à nos moutons, c'est-à-dire à notre commandement d'amour : aimez -vous les uns les autres comme je vous ai aimés..
Je ferai deux remarques à ce sujet :

1) une consolation : si nous trouvons le commandement de Jésus difficile, que dire des premiers concernés, la grande équipe apostolique ? Savez-vous que ce groupe était loin d'être uni ? Certains d'entre vous ont peut-être déjà entendu les passages dans les Evangiles où certains se disputent entre eux pour des raisons d'une grande profondeur puisqu' il s'agit de savoir qui d'entre eux est  le plus important ..
En fait, les apôtres sont tous liés à Jésus par des raisons différentes. Ainsi,  certains n'avaient guère de sympathie pour les autres. Il y avait même des clans parmi les Douze : les deux frères étaient de Nazareth et plutôt conformistes. Les pêcheurs de Galilée étaient -disons-moins regardants. Il y avait un Zélote dans l'équipe, autrement dit un maquisard traditionaliste. Il y avait aussi un collecteur d'impôts, collaborateur de l'occupation romaine. Et puis, il y avait Judas, de la région de Judée, qui faisait un peu bande à part. Enfin, Simon-Pierre avait beau être lié aux frères de Zébédée, cela  ne l'empêcha pas d'être jaloux de ces derniers...
Bref, on peut se demander quel motif ils pouvaient bien avoir pour se tolérer les uns les autres, sinon leur lien avec Jésus.
C'est aussi et encore la réalité d'un certain nombre d'Eglises aujourd'hui. Il y a là une remarquable "continuité apostolique " dans la querelle théologique.. Heureusement que l'Esprit souffle où il veut et quand il veut, sino le groupe des Douze n'aurait pas été bien loin...

2) une précision : Jésus n'associe pas cet amour à sa personne : il s'efface comme Jean-Baptiste l'a fait. Jésus ne dit pas " aimez -MOI "   ni  " faites- le pour moi "   mais : " c'est à l'amour que vous aurez  les uns les autres qu'on saura que vous êtes mes disciples ".
C'est important parce que nous avons tendance -dans nos pensées, dans notre inconscient  peut-être- à inverser les choses : j'aime le Christ, je fais ceci et cela " pour  Lui ". Mais le Christ nous renvoie la balle : il n'a pas besoin que nous fassions quelque chose " pour " lui. Ce qu'il nous demande, c'est que nous fassions sa  volonté au service   des autres. Faire plaisir à Jésus nous place dans une posture enfantine et nous détourne de l'exigence du commandement d'amour auprès de ceux qui sont difficiles à aimer. Jésus opère lui même un décentrage par sa parole, il nous dit : il ne s'agit pas de moi, mais de vous, de lui, d'elle, des  autres... L'autre devient le centre de gravité de notre vie.

citation-baronne-bertha-von-suttner-aiderAimez vous les uns les autres comme  je vous ai aimés..
En cette "année Luther" qui rappelle la centralité de la grâce de Dieu et de son amour  gratuit,  il importe de retrouver aussi la centralité de l'engagement. En effet, mesurons-nous l'urgence de ce commandement, l'urgence d'aimer le monde et de résister  à tout ce qui le menace la Vie sur cette terre ?
La responsabilité de notre témoignage d'amour est immense dans un monde  déboussolé, dominé par les intérêts personnels, par la solitude, le sentiment d'abandon, un monde déconcertant où des idéologies de mort arrivent à s'infiltrer jusque dans le cœur d'adolescents en mal de reconnaissance.

Oserons- nous des paroles qui tendent la main, des gestes courageux qui refusent la fatalité, qui n'ont pas peur de faire des vagues, et qui, de cette manière, témoigneront  de l'amour du Christ et permettront aux  jeunes  de prendre  l'Evangile au sérieux ?
La tâche est immense et belle; elle peut prendre les formes les plus diverses et  inattendues. A l'image de ce caillou, qui, il y a deux ans, avait été lancé contre le jardinier de la Margelle par des adolescents. Et bien, cette pierre porteuse de rejet a été " convertie ", mêlé aux autres dans l'argile et la paille pour la construction du four. Ainsi, elle a participé,elle aussi, au partage du pain rassemblant les uns les autres dans un même esprit de communion.

Aimez vous les uns les autres comme  je vous ai aimés.
Le Christ nous a indiqué le chemin de ce commandement  d'amour depuis bien longtemps. Dans un autre passage de l'Evangile de Jean, Philippe, un des apôtres, préoccupé, demande  à  Jésus : "Montre-nous le Père et cela nous suffit ..."  
Réponse de Celui-ci : Je suis avec vous depuis si longtemps, et cependant, Philippe, tu ne m'as pas reconnu. " L'Evangile est d'une simplicité déroutante : Dieu était avec Philippe, depuis des jours, des semaines, des mois. Un an, deux ans, peut-être trois. Il marchait avec Philippe -et les autres- sous le soleil et dans la poussière de Palestine, et....Philippe ne le savait pas ! Et pourtant, l'Evangile de l'amour était là, sans protocole, sans explication. Il était là, à découvert : Jésus, l'homme aux mains nues. C'est donc Lui. Sa présence aimante se révèle comme un amour ancien : "Je suis avec vous depuis si longtemps..." Oui, Dieu est là depuis longtemps, Il a des siècles d'amour d'avance, et nous, nous ne savions pas que cela nous faisait vivre !
À quoi pourrions-nous comparer cette présence, l'immensité de son amour  ?  A ce vieux  cèdre au milieu du parc de Grammont. Regardez-le : on ne sait ni le jour ni l'heure de sa naissance. Il est là depuis des siècles, il a vu l'enfant jouer, le vagabond somnoler, les amoureux s'aimer. Cet arbre est là, debout, digne, et solennel, abri contre l'averse, ombre contre la chaleur. Il est tellement là qu'il se fait oublier, tellement proche, tellement au milieu de nous que nous ne le voyons pas.  Père, il y a si longtemps que Tu es là et que Tu nous aimes. Ce matin, avec mes freres et sœurs, je voudrais encore te louer pour ta patience à supporter notre manque d'amour. Toi le Dieu vivant, l'Eternel, Celui qui est, qui était et qui vient. Apprends nous à nous aimer, les uns... les autres .   
                                    

 Amen


 Titia Es-Sbanti, Domaine de Grammont, Montpellier, le 18 juin 2017