Si tu vois s’égarer le bœuf de ton frère, son mouton ou sa chèvre, tu ne t’esquiveras pas : tu ne manqueras pas de les ramener à ton frère. Si ton frère n’habite pas près de toi, et que tu ne le connaisses pas, tu recueilleras l’animal dans ta maison, et il restera chez toi jusqu’à ce que ton frère le réclame ; alors tu le lui rendras. Tu feras de même pour son âne, tu feras de même pour son manteau, tu feras de même pour tout ce que ton frère a perdu et que tu as trouvé ; tu ne pourras pas t’esquiver. Si tu vois l’âne de ton frère ou son bœuf tomber en chemin, tu ne t’esquiveras pas : tu l’aideras à le relever.

Deutéronome 22, 1-4 (traduction Nouvelle Bible Segond) 

lob210620 11. Tu ne t’esquiveras pas ! 

 Dans ce bref passage du livre du Deutéronome, par trois fois cette recommandation revient. 

« Si tu vois s’égarer le bœuf de ton frère, son mouton ou sa chèvre, tu ne t’esquiveras pas : tu ne manqueras pas de les ramener à ton frère. »
« tu feras de même pour tout ce que ton frère a perdu et que tu as trouvé ; tu ne pourras pas t’esquiver. »
« Si tu vois l’âne de ton frère ou son bœuf tomber en chemin, tu ne t’esquiveras pas : tu l’aideras à le relever. »

La répétition de cette recommandation est le signe qu’elle est importante et qu’il peut être intéressant de la méditer. Oui, je fais le pari que, quelle qu’ait été notre semaine, quelles que soient notre humeur ou les questions nous préoccupant ce matin, je fais le pari que nous trouverons dans cette recommandation, « tu ne t’esquiveras pas », du grain à moudre pour notre méditation. 

Je fais le pari qu’après nous être arrêtés auprès de cette recommandation, nous serons rendus à notre vie quotidienne avec une curiosité renouvelée et une conscience élargie. 

«  Tu ne t’esquiveras pas » 

Pour méditer ce propos, je vous propose d’aborder deux questions simples : 

  • Qu’est-ce que cela signifie concrètement : ne pas s’esquiver ?
  • Pourquoi est-il si important de ne pas s’esquiver ?  

2. Que signifie cette exhortation concrètement ? Tout d’abord, nous pouvons souligner qu’au niveau de l'hébreu, cette recommandation « tu ne t’esquiveras pas» pourrait aussi se traduire de deux autres façons : 

  • soit : « tu ne fermeras pas les yeux. », c’est à dire : tu ne feras pas comme si tu n’avais rien vu, dans le but de ne pas devoir assumer une action qui serait attendue lorsqu’on perçoit les besoins de quelqu’un.  
  • ou soit cette même expression pourrait aussi se traduire : « tu ne te déroberas pas », c’est à dire tu ne chercheras pas à fuir la place dans laquelle tu te retrouves sans l’avoir nécessairement choisie. Même si c’est inconfortable pour toi, tu accepteras de te retrouver aux premières loges et tu essaieras à partir de là, avec tes propres ressources, d’extraire quelque chose de cette situation. 

Voilà pour les possibilités sémantiques. Ensuite, si nous observons le passage biblique dans son ensemble, nous voyons que cette recommandation survient dans une situation que nous avons tous vécue un jour ou l’autre. 

Certes, nous ne sommes plus dans la même société que celle du livre du Deutéronome. A notre époque, nous avons moins d’occasions de croiser des boeufs, des moutons ou de chèvres égarés, car nous ne sommes plus dans une société d’éleveurs où ces animaux étaient le gagne-pain ou la force de travail de la majorité des gens. 

Cependant, aujourd’hui, il peut nous arriver, lors d’un voyage dans le train ou dans la cafétéria d’une station d’autoroute, de tomber sur  une sacoche oubliée, dans laquelle se trouve un ordinateur, un téléphone portable et des papiers.

Dans cette situation, pourquoi fermerions-nous les yeux ? Bien sûr, parce que nous avons envie de garder pour nous-même cet Iphone X et que ce superordinateur tout neuf et performant nous serait bien utile, après l’avoir reconfiguré.  

Pourquoi fuirions-nous la place qui est la nôtre ? Parce que nous n’avons pas le temps de nous occuper de cette situation, cela nous mettrait en retard à notre prochain rendez-vous.  

lob210620 23. Or face à chacune de ces possibilités, voilà que le « tu ne t’esquiveras pas » se dresse. 

Parce qu’elle est formulée de manière négative, nous pourrions penser que cette exhortation est une contrainte qui, au lieu de nous laisser faire ce que nous voulons et de nous faciliter la tâche, nous complique la vie en nous imposant des exigences. 

Cependant, quand nous réfléchissons à cette exhortation, c’est l’inverse qui se produit.  Au lieu qu’elle nous leste, elle nous propulse dans la vie. 

« Tu ne t’esquiveras pas » nous propulse dans la vie, lorsque cela nous apprend à ne pas nous voiler la face, lorsque cela fait tomber toutes les excuses dans lesquels nous nous drapons pour justifier le fait que ce n’est pas grave si nous accumulons des biens sur le dos d’autrui. 

« Tu ne t’esquiveras pas » nous propulse dans la vie, lorsque cela nous rappelle quel que soit notre programme minuté, nous n’avons pas à fuir la place qui est la nôtre, mais à exercer notre liberté pour offrir une réponse personnelle et responsable à la situation que nous rencontrons.  

Ainsi concrètement, l’exhortation « tu ne t’esquiveras pas » est une invitation à laisser la vie nous remuer. Lorsque la vie nous convoque, ne fermons pas les yeux, ne nous défaussons pas ; mais, même si c’est en râlant, exerçons notre liberté pour trouver comment venir en aide à autrui.  

4. Donc, si cette exhortation se dresse et nous ferme certaines portes, c’est pour nous éviter de régresser dans notre humanité, c’est pour nous propulser dans la vie.

Voilà pourquoi, il est important de la méditer ce matin. D’ailleurs, en étudiant ce passage biblique, j’ai trouvé deux pépites pouvant nous aider à grandir en humanité. La première de ces pépites est que ce passage nous apprend à regarder l’autre quel qu’il soit comme un frère. 

Je m’explique, dans ce bref passage, il est tout à fait intéressant de lire au verset une phrase qui au prime abord, n’est pas du tout logique :  « si tu ne connaissais pas ton frère, tu recueilleras l’animal dans ta maison, et il restera chez toi jusqu’à ce que ton frère le réclame, alors tu le lui rendras ».  Au sens fort du terme, un frère est quelqu’un que je connais, puisqu’il est du même père ou de la même mère que moi. Donc cette phrase ne se comprend que si on réalise qu’ici il n’est pas que question des liens de sang et de la tribu proche.  

Quand ce passage parle du frère que je ne connais pas, il m’invite à regarder un inconnu, non comme un étranger menaçant, mais comme un frère, parce que lui aussi, même s’il m’est totalement inconnu, peut dans certaines circonstances se retrouver avec les mêmes besoins que moi. 

En m’invitant à regarder l’autre comme un frère, ce verset de la bible n’est pas dégoulinant d’illusions et de bons sentiments. Il plante en moi le sens d’autrui. Quand je tombe sur du bétail égaré, puissé-je un instant me mettre à la place de celui ou celle qui a perdu ce bétail, même s’il m’est totalement étranger et penser fraternellement à lui ou à elle.  

Le livre de l’Exode au chapitre 23,4 va même plus loin lorsqu’il encourage à ramener à son propriétaire le bétail égaré de l’ennemi. En ramenant le bétail égaré à mon ennemi, je dépasse la logique de la tribu et j’apprends à voir l'autre quel qu’il soit, même mon ennemi, dans son humanité.  

En plantant en nous ce sens d’autrui, ce passage des Écritures ne nous est-il pas salutaire aujourd’hui, à l’heure où notre actualité est agitée par une colère partie de Minneapolis rappelant combien aujourd’hui encore des personnes sont discriminées à cause de leur origine sociale ou leur couleur de peau ? Face à cette colère, au lieu que nous nous esquivions, empruntons plutôt la voie tracée par ce passage biblique. Ne fermons pas les yeux, mais écoutons ces personnes parce qu’elles sont nos frères et soeurs en humanité, et  mettons nous en route jusqu’à ce que chacun retrouve sa dignité égarée. 

lob210620 35. Venons-en à présent à la deuxième pépite. Ce passage biblique nous propulse dans la vie en ne cherchant pas à nous mettre en route par l’annonce de récompenses ou la menace de punition. En effet, dans ce passage à aucun moment le « tu ne t’esquiveras pas » ne se justifie soit grâce à une carotte, soit  à cause d’un bâton. 

Nous aurions pu tout à fait imaginer que pour pousser les gens à l’action, ce passage de la Bible s’appuie sur des dispositifs existant par exemple dans les lois maritimes. Quand un bateau est en danger, c’est une obligation légale de lui venir en aide, sinon, les marins s’exposent à des poursuites judiciaires. 

Comment comprendre ici qu’il ne soit pas aucunement question de punitions si nous n’accomplissons pas ce qui est attendu ? 

De là où j’en suis arrivé dans ma compréhension des Écritures, je dirai ceci : s’il y avait eu tout un dispositif législatif pour sanctionner quelqu’un ne ramenant pas le bétail égaré, nous pourrions tout à fait avoir une avalanche de plainte de personnes qui ayant perdu leur animal, attaquent en justice les passants parce que ces derniers ne se sont pas arrêtés.  

Du coup, cela introduirait une judiciarisation des relations sociales. Loin de créer et renforcer le lien communautaire, loin de pousser chacun à se sentir solidaire de l’autre, cela pourrait déboucher sur l’effet inverse. Les gens deviendraient plus méfiants les uns des autres. Chacun n’agirait face à l’autre, non pas pour lui venir en aide, mais pour éviter d’être trainé en justice par lui. 

Ainsi, si ce passage ne parle pas du tout du bâton, c’est peut-être pour permettre que ce soit un élan constructif et non la peur des représailles qui nous pousse à venir en aide à autrui. De même s’il n’est pas fait mention de carotte, c’est peut-être pour éviter que nous ayons en tête un intérêt précis lorsque nous venons en aide à quelqu’un. 

En effet, il vaut mieux, quand nous ne nous esquivons pas, que nous n’ayons pas en tête une idée trop précise de tout ce que nous pourrions en retirer. Ce n’est qu’après coup, que nous réaliserons ce que cela nous aura apporté. Sur le moment, il vaut mieux s’oublier, écouter, réfléchir et essayer. 

Ainsi en ne nous faisant pas miroiter une quelconque carotte, ce passage nous permet de rester ouvert et libre, confiant que l’Esprit avec un E majuscule nous travaillera afin que nous ressortions de cette situation tous plus denses, plus éveillés, plus épanouis. 

6. Tout ce que je vous ai partagé jusqu’à présent pourrait rester très théorique et abstrait. Pour éviter cela, permettez moi de terminer ma prédication par une histoire vraie.  

Cette histoire commence de façon tout à fait triviale. Eve est une jeune prof de math, qui à côté de son métier, participe de temps à autre à un groupe de partage biblique. Un jour, alors qu’elle était en train de conduire en ville à une heure de pointe, voilà qu’à un carrefour, elle aperçoit un chien trottinant dans tous les sens, visiblement perdu. Même si cela la rend perplexe, Eve ne s’esquive pas. Elle s’arrête. En s’approchant du chien, elle arrive à l’attraper par son collier. Cependant, ce chien n’a aucun tatouage permettant d’identifier son propriétaire. 

Ne sachant pas quoi faire, Eve appelle son mari pour lui demander conseil. Ce dernier lui propose de contacter la SPA. Ce conseil ne la satisfait pas. Se doutant que le chien n’habite pas loin, elle trouve qqch pouvant faire office de laisse et se met à sillonner à pied le quartier. A un moment donné, l’animal se met à tirer sur la laisse et fonce vers une maison particulière. Lorsque la porte s’ouvre, un cri joyeux retentit :  « Lucky, mais où étais-tu donc passé ? »

Si je vous raconte cette histoire, c’est parce que, telle qu’elle m’a été racontée, Eve n’a pas agit sous la pression d’une carotte ou d’un bâton. Elle n’avait pas grand chose à gagner ni à perdre. Elle aurait pu suivre les conseils qu’on lui donnait et téléphoner à la SPA. Au lieu de s’esquiver en s’abritant dans la parole d’un autre, Eve a exercé sa liberté. Elle s’est débrouillée pour ramener elle-même ce chien vers ses propriétaires. Finalement qu’a produit sa manière de faire ? 

Vraisemblablement une plus grande confiance en elle. Peut-être que la prochaine fois, au lieu de commencer par appeler quelqu’un, elle osera poser un acte sans chercher de suite à prendre conseil. 

Cet acte lui a permis aussi d’entrer en contact avec des inconnus et de vivre avec eux quelque chose qui est de l’ordre de la fraternité. Quand une personne inconnue sonne à notre porte et nous ramène ce que nous avons perdu, cela ne renforce-t-il pas notre confiance en l’autre et en l’humanité ? 

Une plus grande confiance en soi, une plus grande confiance en l’autre, voilà ce que peut produire l’exhortation biblique « tu ne t’esquiveras pas » lorsque nous la mettons en pratique.  

Amen 

Luc-Olivier Bosset, le 21 juin 2020 au jardin du presbytère à Cournonterral
Crédit images: AvdL - vigne en temps de covid-19 (22-06-2020)