Seigneur, lui dit la femme, je vois que, toi, tu es prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne ; vous, vous dites que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem. Jésus lui dit : Femme, crois-moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient – c’est maintenant – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car tels sont les adorateurs que le Père cherche. Dieu est Esprit, et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité. 

Jean 4, 19-24 (traduction Nouvelle Bible Segond)  

lob260720 11. « Mais l’heure vient – c’est maintenant – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité » 

Ce matin, j’aimerai aborder avec vous une tension qui traverse tout l’évangile de Jean. C’est la tension qui existe entre ce qui est de l’ordre du concret et ce qui est de l’ordre de l’esprit. 

Dans le passage que nous venons de réentendre, cette tension s’exprime entre la différence d’adorer Dieu dans un lieu concret, sur une montagne bien précise (que ce soit celle du Mont Garizim ou de Jérusalem) ou adorer Dieu en esprit et en vérité.  

2. Si ce matin, je souhaite aborder avec vous cette tension, c’est parce que souvent, à partir de la manière dont l’évangile selon Jean formule les choses, nous pensons qu’il y a une opposition clivante entre les deux. L’esprit est vu comme ce qui s’oppose au concret pour mieux s’en détacher. Ainsi cela déboucherait sur l’interprétation suivante de notre passage : 

En faisant dire à Jésus « Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité », le rédacteur de l’évangile selon Jean serait en train de nous dire   qu’il faudrait que nous nous attachions à aucun sanctuaire, qu’il faudrait que nous nous dispensions de toute participation à des liturgies, car toutes ne sont que rituels formels et rigides. Pour pouvoir accéder à une adoration de Dieu en esprit et en vérité, il nous faudrait développer une spiritualité libre de toute attache extérieur, une spiritualité uniquement intérieure et spontanée.

3. Bien sûr, il y a du vrai dans cette interprétation ! C’est vrai  que nos pratiques peuvent devenir formelles. Dans ces cas-là, il faut oser casser la croute de l’habitude pour approfondir les raisons, les motivations, le sens que nous donnons à ces pratiques. 

C’est vrai que la pratique de la vie spirituelle, comme la pratique dans tout engagement, ne se suffit pas d’une implication superficielle. Pour que la pratique devienne vivante et nourrissante, il y a lieu de chercher une implication en esprit et en vérité, une implication plus libre, plus personnelle, plus authentique. 

Cependant, là où cette interprétation me parait tendancieuse, c’est lorsqu’elle fait miroiter la nécessité que, pour vivre selon l’esprit, il faudrait couper avec le concret.

Dans le cas présent mentionné par l’évangile selon Jean, cela voudrait dire : qu’une spiritualité authentique ne peut exister que si elle se débarrasse de toute participation à des liturgies concrètes et parfois pesantes. 

Derrière cette interprétation, il y a l’idée que pour être un esprit libre, il faut couper toute relation. Pour devenir un être vraiment spirituel, il faudrait se couper de tout ce qui est charnel. Pour vivre en esprit et en vérité, il faudrait se désintéresser de ce qui est matériel. 

lob260720 2Cette interprétation a beau faire miroiter une liberté, elle ne débouche bien souvent que dans une impasse. Elle conduit dans une impasse, car elle entretient une confusion. Elle croit que l’esprit nous demande de couper toute attache, alors que, en réalité, l’esprit travaille à renouveler chaque attache. 

Bien sûr que, dans chacun de nos lieux de vie que ce soit la famille, le couple, la vie associative, ecclésiale et professionnelle,  nous avons besoin de liberté, de nouveauté, de sens. Cependant, cette liberté, cette nouveauté, ce sens nous les trouverons non pas en nous coupant d’avec chacun de nos lieux de vie, d’avec chacune de nos attaches, mais cette liberté, cette nouveauté, ce sens, nous les trouverons lorsque au coeur de chacun de ces lieux de vie, au coeur de chacune de ces attaches nous laisserons l’esprit souffler. 

Cette liberté, cette nouveauté, ce sens, nous les trouverons lorsqu’au coeur de ces attaches, nous oserons vivre les ruptures et les réaménagements nécessaires pour que  ces relations ne forment plus des noeuds figés, serrés et bloquant la circulation de la vie, mais que les relations restent et demeurent ce qu’elles sont appelés à être des canaux laissant passer la sève et  la lumière. C’est d’ailleurs dans cette direction que nous emmène l’évangile selon Jean.  

4. Je m’explique. Dans notre passage, je trouve tout à fait intéressant de souligner que l’esprit intervient non pas de manière frontale contre le fait d’avoir un sanctuaire. Mais l’esprit intervient pour permettre de dépasser deux types de relations qui, à cause de leur rivalité,  étaient chacune devenue un noeud.

Avez-vous remarqué ? Dans notre passage biblique, l’opposition n’est pas que entre adorer Dieu sur la montagne et adorer Dieu en esprit et en vérité. 

La femme samaritaine interpelle Jésus en lui soumettant une opposition classique pour l’époque : cette femme en lien avec sa tradition samaritaine adorait Dieu dans le temple qui était sur le Mont Garizim, or les juifs, eux, adoraient Dieu dans le temple qui était sur le Mont Sion de Jérusalem. Et à chacun de justifier sa pratique en disant qu’elle était meilleure que l’autre, sans remarquer que finalement chacun, que ce soit sur le Mont Sion ou sur le Mont Garizim, développait une même relation à Dieu, c’est à dire développait une relation à Dieu où ce dernier n’était pas un souffle libre et puissant, mais devenait enfermé dans un sanctuaire bien précis. Au lieu d’ouvrir à la vie et d’élever l’esprit, ce type de relation à Dieu les enferrait tous, juifs et samaritain  dans la  pesanteur du concret. 

C’est pour dépasser une telle rivalité que Jésus fait intervenir l’esprit. En exhortant à adorer Dieu en esprit et en vérité, Jésus ne prend pas position. Il n’est pas en train de dire aux adorateurs du Mont Garizim de s’affilier au culte déployé sur le Mont Sion à Jérusalem, car c’est eux qui auraient raison aux dépens des autres. 

Non, en parlant comme il le fait, Jésus dénoue les noeuds relationnels en injectant quelque chose de nouveau dans le débat afin d’élever ce dernier. 

En abordant la thématique de l’esprit, Jésus invite Juifs et Samaritains à laisser leurs pratiques être questionnées et approfondies, afin que chacune de ces pratiques ne deviennent pas rigides et dépourvues de vie. Il ne les exhorte pas à abandonner leur pratique concrète d’adoration, mais plutôt à laisser ces pratiques d’adoration être traversée par un souffle qui puissent les renouveler.

Dans ce passage, Jésus parle d’ « une heure qui vient ». Cette heure n’est pas celle où juifs et samaritains débarrassés de leur sanctuaire et leurs oripeaux rituels adoreraient enfin de manière très intérieure et abstraite leur dieu. 

C’est plutôt l’heure où chacun dans son lieu, s’ouvre, grâce à tout ce qui se passe dans ce lieu, à un état d’esprit qui dépasse l’esprit de clocher.

lob260720 35. Ainsi dans cette manière de voir, vous percevez combien la tension entre ce qui est concret et ce qui est de l’ordre de l’esprit n’est pas clivante. Au contraire, c’est une tension dynamique. L’esprit ne délaisse pas le concret, l’esprit ne détourne pas du concret;  bien plus, il est cette force, ce souffle, cette ouverture qui nous renouvelle quotidiennement. 

Quand dans cet évangile, il est dit «  Dieu est esprit », cela ne signifie pas que Dieu serait un pur esprit, absolument pas intéressé par les basses choses matérielles. 

Mais cela signifie plutôt que Dieu serait de l’ordre de ce questionnement plein de souffle venant retravailler chacun de nos engagements afin que ces derniers ne se figent pas en des routines dépourvues de vie. 

Rappeler que Dieu est esprit, c’est rappeler que l’enjeu de notre vie de foi n’est pas pas de nous enfermer dans des rituels à faire et refaire jusqu’à la fin des temps,  mais que l’enjeu de notre foi, c’est de nous éveiller à ce qui est du domaine de l’esprit. 

Rappeler que Dieu est esprit, c’est rappeler que l’enjeu de notre vie de foi n’est pas d’alimenter une guerre de clocher où l’on cherche à savoir si l’on adore mieux Dieu dans ce temple ou s’il faut l’adorer dans une autre chapelle.  Rappeler que Dieu est esprit, c’est apprendre que Dieu ne se localise dans aucun rite, ni dans aucun lieu, mais qu’il est ce torrent indomptable qui les déborde tous. 

Adorer Dieu en esprit et en vérité, ce n’est pas cloisonner notre adoration à un lieu particulier (le temple), ou dans un jour particulier de la semaine ( le dimanche matin), mais c’est laisser au quotidien chacun de nos engagements et de nos fidélités être  travaillés par l’esprit. 

Adorer Dieu en esprit et en vérité, ce n’est pas mettre de côté des pans entiers de son existence pour, un jour par semaine, nous intéresser à des idées tout aussi abstraites que généreuses.  Adorer Dieu en esprit et en vérité, c’est laisser toute notre vie, de la cave jusqu’au grenier, être refaçonnée par ce questionnement, de manière à ce que rien dans notre existence ne soit figé, mais que tout reste souple et ouvert pour laisser passer la lumière.  

6. Si notre fréquentation du culte nous enfermait dans des rituels répétitifs et routiniers, si notre lecture des Écritures bibliques nous repliait sur une pratique formelle, si notre attachement à un temple devenait une affiliation à un clocher, nous perdrions notre temps. 

Mais si notre fréquentation du culte nous ouvre à un questionnement profond, si notre lecture des Écritures bibliques avive notre conscience, si notre attachement à un temple nous rend libre de tout esprit partisan, et curieux de l’autre, alors ces pratiques auraient toutes trouvées leur sens. Car toutes d’une façon ou d’une autre nous aurait peu à peu éveillé à la vie de l’esprit. 

Amen

Luc-Olivier Bosset, temple de la Rue Maguelone, Montpellier, le 26 juillet 2020
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