Texte biblique

Mc, 15, 1-20

Chers frères et sœurs,

Les textes qui nous sont proposés en ce jour de la fête des Rameaux ne sont justement pas ceux auxquels on pourrait s’attendre et que nous avons chantés tout à l’heure, vous savez, ceux qui nous dépeignent une entrée triomphante de Jésus à Jérusalem, lui-même juché sur un brave équidé aux longues oreilles, avec une foule qui jettent des manteaux et des branchages à ses pieds et des louanges à sa figure, dans une liesse indescriptible. « Laisse entrer le Roi de gloire, ouvre ton cœur à Jésus » disait un vieux cantique du siècle avant dernier…

Aujourd’hui rien de tout cela, point de liesse ni de triomphe. Quant au décorum : l’austère cour d’une caserne. Certes la foule est bien là, vraisemblablement la même d’ailleurs, mais elle crie autre chose : non plus « Hosanna ! » mais « crucifie-le » et cela par deux fois !

Comment en est-on arrivé là ? Comment cette foule a-t-elle pu être si versatile ? Pourquoi les disciples - où sont-ils passés d’ailleurs ceux-là - laissent-ils faire et ne défendent pas Jésus ? Pourquoi, enfin, Jésus reste-t-il sans rien dire ou presque face à ses accusateurs juifs et romains ?

Que d’interrogations, que de questions qui au fond nous renvoient à nous-mêmes, à notre comportement en collectivité comme aux profondeurs de notre foi et de notre relation au Christ…

Le malentendu : Jésus n’est pas un chef politique

Vis-à-vis de certains de ses contemporains, nous le savons, Jésus a déçu, y compris bon nombre de ses proches. Combien étaient-ils à voir en lui un leader politique qui allait enfin redresser la fierté des juifs face à l’occupant romain ? On tenait là un nouveau David, celui pour lequel les portes de Jérusalem sont trop basses, le restaurateur du royaume d’Israël. D’ailleurs Jésus lui-même n’avait-il pas sans arrêt à la bouche ce mot de Royaume : « le royaume de mon père », « le royaume des cieux est semblable à … » ? Or au moment de prouver à tous sa royauté, d’affirmer enfin à la face du monde « Je suis le roi des juifs », en écho au « Je suis qui je suis » du Dieu révélé à Moïse, Jésus se tait. Ou plutôt il laisse à Pilate qui l’interroge la responsabilité de ses paroles : « c’est toi qui le dis… que je suis le roi des juifs ».

Ce qui s’est passé, ce qui se passe encore aujourd’hui, c’est que l’on a entendu Jésus, mais on ne l’a pas écouté. Je veux dire par là que Jésus ne veut pas se laisser enfermer dans une image de Christ taillé sur mesure, par d’autres, à vue humaine. Il ne veut pas du pouvoir tel que nous l’entendons habituellement, c'est-à-dire de l’exercice d’une autorité absolue faite de toute-puissance, un pouvoir qui décide de ce qui est bien ou mal, permissible ou répréhensible, qui entreprend de faire la guerre ou la paix, qui fixe les limites de ce qui est juste.

Marc nous présente un Jésus, qui, par sa volonté de ne pas incarner ce rôle politique attendu de messie restaurateur du royaume d’Israël, va plus loin. Un Jésus qui pointe par son mutisme les faiblesses et les limites de tout pouvoir politique, y compris celui qui se croit le plus fort : en effet, alors que Pilate a la puissance militaire avec lui pour faire cesser cette parodie de procès, il se montre néanmoins incapable de contrôler la situation et de rétablir la justice. Pilate cède à l’aveuglement idéologique de la foule, de l’opinion publique majoritaire, Pilate libère un agitateur coupable et fait condamner un innocent… Pilate capitule devant la vox populi ce peuple que nous, aujourd’hui, démocrates dans l’âme, héritiers de la Révolution et du siècle des Lumières portons aux nues.

Quelle claque que cet épisode pour nos certitudes et nos idéaux ! Évidemment, il ne s’agit pas non plus de tomber dans l’excès inverse, de jeter le bébé avec l’eau du bain : nous savons bien que la démocratie populaire est moins pire que la dictature. Mais la Bible affiche ici un feu clignotant : ce n’est pas toujours la majorité qui a raison, ce n’est pas toujours celui qui crie le plus fort qui crie le plus juste. Et c’est précisément cela que Jésus, par son attitude, vient contester et rejeter : aux hommes qui demandent de la puissance, Dieu répond par de la non-puissance, à la place du roi de gloire portées aux nues il s’offre en serviteur souffrant « descendant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix » nous obligeant à réviser nos images et nos projections non seulement sur le politique, mais sur Dieu lui-même.

L’image de Dieu

Les tympans de nos Églises regorgent de ces images de Christ-là, le pantocrator qui tient un globe dans sa main et un sceptre de l’autre comme symbole de son autorité sur l’univers. Oui, mais il s’agit là du Christ ressuscité, du Christ « ascensé » et encensé… Nous n’en sommes pas encore là, nous contemplons un Dieu qui reste silencieux. Qui se laisse accuser par les siens, insulter et ridiculiser par des soldats étrangers. Un Dieu innocent condamné par une soi-disant justice humaine.

Qui voudrait de ce Dieu-là ? Certainement pas les partisans d’un Dieu fort, un Dieu super-flic, un « Gott mit uns » de soldats - quelle que soit l’armée. Ni encore les partisans d’un Dieu « Grand horloger de l’univers », maître du destin de la plus petite bactérie à l’équilibre de la plus lointaine galaxie.

Ce Dieu-là est encore moins celui de ceux qui adorent le Dieu des miracles et des guérisons extraordinaires. Dans le texte qui est sous nos yeux, « Marc fait jaillir l’authentique connaissance du Christ, non du miracle de la résurrection, mais du non miracle de la croix » (C. Senft). Et pour reconnaître Dieu dans ce Christ outragé, il faut faire un pari, un saut dans l’infini (Kierkegaard), il faut avoir le regard de la foi et non celui de l’homme ou de la femme ordinaire. Qui peut en effet reconnaître le Dieu sauveur dans le Serviteur souffrant s’il n’a pas les yeux de la foi ? Contrairement à une idée solidement ancrée dans nos théologies, l’identité du Christ, sa gloire, ne réside pas d’abord « au-delà » de ses souffrances et de sa mort, mais au cœur même de celles-ci.

Le regard de la foi, c’est celui qui fait voir au-delà des apparences et des certitudes humaines, surtout si elles sont criées avec les loups. Je me souviens - lors de notre séjour en Nouvelle-Calédonie - d’une visite de la Cevaa, cette communion d’Églises présente sur plusieurs continents. Je travaillais à l’Ecole pastorale et nous étions en train de rénover plusieurs bâtiments. Parmi ceux-ci, la chapelle qui, faute d’entretien, ressemblait à un vieux hangar délabré, avec un toit décoratif de tôles rouillées qui laissait passer l’eau. D’ailleurs quand il pleuvait on faisait les cultes ailleurs. Quel n’a pas été l’étonnement des frères africains de la Cevaa quand ils ont vu cette chapelle ! « Alors mais ça n’est pas sérieux. Chez nous ce serait inimaginable, qui va croire à un Dieu qui a une chapelle aussi minable, aussi délabrée ! » Encore plus grand fut l’étonnement de nos frères kanaks : « mais ça n’a rien à voir ! C’est un manque d’argent, c’est tout, ça ne nous empêche pas d’honorer Dieu par le culte et nos chants sont aussi beaux dans une salle de classe qu’ici »… Choc des cultures et choc des théologies. Le Dieu de gloire et le Christ souffrant. Seule la foi peut les faire tenir ensemble, car c’est précisément le Dieu dépouillé de tous ses attributs divins qui peut prétendre être adoré en vérité. Peut-être est-ce là un début de réponse à la question de Pilate « qu’est-ce que la vérité ? ». Ce qu’elle est, est difficile à dire, en revanche notre texte laisse suggérer qu’elle peut se laisser trouver dans le dépouillement de Jésus, mis à nu devant ses bourreaux, seul avec Dieu car abandonné des hommes.

L’image de l’homme

Mais il nous faut faire un pas de plus dans notre méditation sur l’image de Dieu et convoquer les textes anciens, les textes que la Bible à placé en en-tête, dans le livre de la Genèse. Car si la foi proposée par Marc dans le NT nous incite à reconnaître Dieu dans le Christ brisé, cela doit en retour nous faire réfléchir à l’affirmation selon laquelle l’homme - et la femme - ont été créés « à l’image de Dieu ». Ainsi ce ne sont pas seulement nos conceptions de Dieu, nos projections et nos fausses images sur la divinité qui bougent, mais ce devrait aussi être notre conception de l’humain. C’est aussi le Dieu brisé qui fonde l’identité et la dignité de l’humain. Là réside le véritable fondement des l’identité de l’Homme : dans la brisure qui nous vient de Dieu, dans nos limites, dans nos faiblesses, dans « l’innocence affligée » (P. Jurieu), la persécution, le déni de la dignité.

Le silence de Jésus face à ses accusateurs et à ses bourreaux manifeste un Dieu solidaire des sans-voix, des victimes de tous les systèmes qui brisent et qui broient de l’homme, qui bombardent hommes, femmes, enfants. Être créés à l’image de Dieu implique d’être profondément solidaires de toute situation d’inhumanité. Voilà finalement le paradoxe : être créés à l’image de Dieu signifie que même là où règne l’inhumain, il y a toujours de l’humain car Dieu s’est fait homme.

Abimer le visage d’un autre homme, c’est s’en prendre à l’image de Dieu lui-même. Les chrétiens, dans leur histoire, ont trop souvent méprisé ce principe, au nom du pouvoir et de la toute-puissance, parfois au nom de leurs doctrines, au nom de Dieu lui-même. Le christianisme s’est un peu calmé mais le fanatisme qui a défrayé l’actualité ces deux dernières semaines que ce soit sur la région toulousaine, sur la ville de Homs en Syrie ou ailleurs dans le monde, là où ce n’est pas médiatisé, ce fanatisme n’est pas pour nous rassurer sur notre degré d’humanité. Habillé de religieux ou tout simplement de soif de pouvoir, la violence sur l’autre continue. Plus que jamais nous chrétiens, nous devons nous sentir concernés plutôt que consternés.

N’importe quelle religion, n’importe quelle idéologie fera l’apologie d’un Dieu fort. Pas la nôtre. C’est un autre Dieu que nous devons proclamer.

Notre Dieu rejoint l’homme dans la misère humaine qu’il prend sur lui et éprouve toute la tragédie et l’absurde de notre condition. Il n’y a aucun lieu de souffrance, de solitude et d’injustice aussi éloigné que le Christ ne puisse venir y rejoindre l’homme blessé et l’assurer de sa présence. Le Christ est lui-même l’Exclu par excellence, celui dont personne ne veut, ni les religieux, ni les politiques, ni le peuple. Voilà où est notre Dieu, au plus profond de tous nos lieux de malheur. Du fond de cette seule obscurité peut resplendir le roi de Gloire.

Amen.

Gilles Vidal

Montpellier Jacou 01/04/2012