Avez-vous déjà entendu ce reproche que des croyants peuvent faire à d'autres croyants en disant : "Ah oui, ils se tournent vers Dieu quand tout va mal... Mais quand tout va bien, ils l'oublient bien vite ! C'est tout le temps qu'il faut louer Dieu, quand ça va mal, comme quand ça va bien !" Sous entendu : "ce sont des hypocrites qui se tournent vers Dieu quand ça les arrange... !"

Je n'aime pas ce discours qui, in fine, n'est pas si éloigné que ça de celui des amis de Job. Qui sonne en tous les cas comme une négation de la souffrance et de ses dégâts. La rencontre avec la maladie, le handicap, la souffrance physique ou morale est décapante.

 

L’Ecclésiaste écrit qu'il n'y a rien de bon pour l'être humain sur cette terre que de se réjouir de sa vie et que,déjà,goûter au bonheur est un don de Dieu. Quand la "jouissance sous le soleil" est compromise, alors d'autres questions voient le jour. De la confrontation avec la maladie ou la souffrance naît le temps du "pourquoi". Le temps des questions "existentielles" disent les philosophes, "spirituelles" rétorquent les théologiens...

Pour les aumôniers, visiteuses et visiteurs, ces questions ne sont plus seulement spirituelles ou philosophiques, elles sont celles de personnes confrontées à la souffrance. Des questions qui s'incarnent en un corps souvent déficient, dans une histoire qui se brise, dans un récit qui se délite... Questions de personnes confrontées à la maladie et tout ce qu'elle implique, la leur ou celle de leur proche et à qui l'action de l'aumônerie offre un espace pour se dire.

Pour se dire avec. Avec leur trouble, avec leur confrontation, avec leur doute, leur culpabilité, leur maladie, leur handicap, leur crainte,... Se dire et se reconstruire avec la souffrance, sous le regard et entre les mains de Dieu.

Ce que je vous dis là peut paraître aussi sombre que le discours de l'Ecclésiaste que je vous ai lu et où il parle de ces "mauvais jours" où il n'y a plus de plaisir et où le soleil et la lumière s'assombrissent. Et pourtant...

Et pourtant c'est dans l'ombre que nous distinguons le mieux le moindre rayon de lumière. Dans le tableau du peintre, c'est le trait d'ombre qui donne sa pleine luminosité à la lumière. C'est quand le futur semble compromis que l'on investit le présent. Les notions de temps, de projet reviennent à échelle humaine. Et face à la souffrance, à la maladie, au handicap, les projets lointains qui nous permettent de faire fi du présent s'estompent. Et le regard de l’Ecclésiaste alors s'impose : "Vanité des vanités, tout est vanité". Non pas dans un esprit de "fatum", de fatalité, mais comme une réorientation du regard. Ce qui était couru s'éloigne et paraît comme "une poursuite du vent". Pour maintenant regarder à l'essentiel : Dieu et moi.

Voilà ce qui est pour moi au cœur même de l'action de l'aumônerie. Une action qui est de l'ordre de l'écoute, de l'accompagnement, de la rencontre. La rencontre entre des personnes dans la présence du Dieu vivant. Une rencontre avec, et parfois malgré, une souffrance qu'il ne s'agit ni de nier, ni de gommer mais de traverser ou d'apaiser. La souffrance, morale ou physique, n'est jamais rédemptrice. Elle est toujours déstructurante. Et l'aumônerie est là pour permettre de se tourner vers Dieu avec cette souffrance pour rencontrer Sa Présence, à nos côtés, y compris et peut-être même surtout dans notre faiblesse. Là où il nous rejoint : sur la croix.

Une rencontre souvent forte et toujours enrichissante autant pour celui qui visite que pour celui qui est visité, puisque c'est entre les mains de Dieu que nous nous retrouvons.

Dans ce cadre général de l'aumônerie, nous essayons de réfléchir et nous former sur des thèmes plus spécifiques. Cette année, la formation régionale des visiteuses et visiteurs est sur le thème du "vieillir". Je dis "thème" mais je devrais plutôt dire fait de société et expérience de vie, heureuse ou douloureuse. On parle de plus en plus du vieillissement, de cette tranche de vie, et cela d'autant plus que la durée moyenne de vie augmente. Elle s'est allongée de façon spectaculaire au cours de ces dernières décennies et lorsque la durée moyenne de vie augmente, ce n'est pas que la jeunesse qui s'allonge. Il est vrai que grâce au progrès de la diététique, de la médecine, etc, on est en forme beaucoup plus longtemps. Mais cela n’empêche pas que l'augmentation de la durée moyenne de vie a avant tout prolongé cette période de vie que l'on nomme "la vieillesse".

 

Alors, que nous dit la Bible sur la vieillesse ?

Commençons par un peu de linguistique. Comme vous le savez, la Bible a été écrite en hébreu et en grec, et les mots majoritairement utilisés dans ces deux langues pour dire vieux, vieillesse, sont "ZaQuèN" en hébreu et "presbuteros" en grec. "Presbuteros" que nous connaissons bien puisqu'il a donné "presbytéral" en français. Le Conseil Presbytéral étant littéralement le "conseil des anciens".

Ces deux mots apparaissent plus de 230 fois dans la Bible et dans nos traductions (TOB, Second), ils sont traduits par "vieillard" ou "ancien" selon les circonstances. Et vous m'excuserez mais j'utiliserai aussi ces termes plutôt que le politiquement correct "personnes âgées".

En hébreu, ce mot "ZaQuèN" a exactement la même racine que le mot "ZaQuaN" qui signifie "la barbe". Alors, cela ne veut pas dire que les vieux sont barbants !!! Mais bien au contraire, dans les civilisations sémites, le fait de porter une barbe et même une longue barbe est signe, symbole de sagesse et d'expérience. Ainsi, on voit dans le mot même qui est employé en hébreu que la vieillesse et la sagesse sont directement associées.

Et que dit-on des vieillards dans la Bible ?

Tout d'abord apparaît dans l'Ancien Testament, comme dans le Nouveau, un groupe constitué des vieillards. Le "presbuteros" en grec et les ""ZaQueNim" en hébreu ont des fonctions bien spécifiques. Et dans leurs fonctions multiples, il y en a deux qui sont prépondérantes : le gouvernement (ce sont eux qui dirigent) et la transmission (transmission vers les jeunes générations). La transmission est celle d'un savoir, d'une expérience mais aussi comme on le voit par exemple en 1 thim 4,14, la transmission de dons spirituels par imposition des mains. Ou, au contraire, en Lev. 4,15, la transmission du péché du peuple sur un animal avant de l'offrir en sacrifice.

La Bible nous parle aussi beaucoup du vieillard en tant qu'individu et ce qui est mis très souvent en avant, c'est la sagesse et l'expérience du vieillard. Et une notion importante lui est attachée : celle du respect dû au vieillard. En Lev. 19, 32, par exemple, on peut lire : "Lève-toi devant des cheveux blancs et sois plein de respect pour un vieillard". Et la Bible va même un pas plus loin. Car lorsque des auteurs vont vouloir décrire des nations impies, les "sans-Dieu", ils vont faire appel à la notion du respect du vieillard. En Deut. 28,50 est décrite une nation dure "qui ne respecte pas le vieillard et n'as pas de pitié pour l'enfant". Et lorsque le prophète Esaïe va vouloir montrer que Dieu abandonne son peuple et que Jérusalem sombre dans le chaos, il écrit en Esaïe 3,5 : "Le gamin se dressera contre le vieillard".

Dans la Bible, une société qui ne respecte plus ses vieux est une société perdue.

 

Alors, vous allez me dire : "d'accord, dans la Bible, le grand âge est lié à la sagesse, l'expérience, le respect qui lui est dû, la transmission, etc. Mais cela correspond à des textes qui ont entre 2 et 3000 ans d'âge et à des sociétés fondées sur la tradition, et en particulier la tradition orale. Des sociétés où les innovations étaient lentes, rares et insensibles et où la longue expérience du vieillard lui conférait un rôle de conseiller et une autorité incontestée.

Mais aujourd'hui, dans nos sociétés industrielles et modernes, en perpétuelle transformation, où l'autorité ne repose plus sur l'âge mais sur les compétences techniques et sur la faculté de s'adapter rapidement aux changements, que vaut le vieillard ? Lui qui, justement, avec l'âge perd de cette faculté d'adaptation. Que valent les personnes âgées dans une société où la rentabilité est le maître mot ? Les conseils et critiques du vieillard ne sont plus reçus et le respect dont il jouissait cède la place à une vague condescendance, à un brin de politesse agaçant, dû plus à ses jambes qui flanchent ou à son souffle court qu'à son expérience...

 

Quelle est la place aujourd'hui de la transmission ? Et transmission de quoi ?

Tout d'abord les personnes âgées sont appelées à transmettre aux plus jeunes déjà un passé immédiat. C'est-à-dire la connaissance du temps de leur propre jeunesse, ce qui n'est pas encore dans les manuels d'histoire et qui peut prendre corps et vie par le récit de quelque chose de vécu . C'est une écoute de la mémoire, déjà pratiquée auprès des personnes âgées. C'est là, me semble-t-il, quelque chose d’extrêmement important, de l'ordre de l'évidence et je ne m'y attarde pas.

Mais il y a une autre fonction de la transmission qui me semble encore plus fondamentale et que je qualifierai même d'une fonction spirituelle de la transmission.

Vous connaissez tous le commandement d'exode 20,12 : "Tu honoreras ton père et ta mère". Seulement ceci n'est que la première partie du verset et on oublie d'y associer la promesse divine qui accompagne ce commandement. "afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne ton Seigneur ton Dieu". Ou pour le dire autrement, mais ce qui revient au même : "Honore ton père et ta mère pour avoir longue vie".

Paradoxe de la Bible ! Alors qu'aujourd'hui on a tendance à comprendre "honore ton père et ta mère" pour qu'ils aient, eux, longue vie, la promesse biblique va vers celui qui respecte l'ancien. Et je crois que c'est là que se joue une des fonctions essentielles de la transmission. Et je peux tenter d'en rendre compte en disant que : la personne âgée est celle qui donne du sens à ma vie en l'inscrivant dans une continuité. Moi, tout seul, je ne suis rien. Sans passé, sans histoire et donc sans avenir ou plutôt devant un avenir balbutiant et effrayant car sans repère.

Ce sont les ainés qui par la transmission d'un passé que je fais mien donne sens à mon présent et à mon avenir... afin que j'ai longue vie ... C'est en m'inscrivant dans un récit transmis que mon avenir peut être porteur de sens. Oui, ma vie double sa longueur en joignant à mes propres souvenirs les souvenirs des anciens et l'inscription dans une histoire, dans un récit. Comme, par exemple, en faisant mien le récit d'une femme enfermée dans une tour et qui grave "résister" sur une pierre et qui me permet de dire "mes ancêtres les huguenots" quels que soient, de fait, mes ancêtres et mes origines.

Et si la transmission est rompue alors, c'est toute une société qui est en perte de sens. Impie dirait la Bible.

Enfin, je ne peux aborder ce thème du vieillir sans parler de la douloureuse question de la dépendance.

Je mettrai en exergue les paroles que Jésus adresse à Pierre en Jean 21,18 : "En vérité, en vérité je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais. Lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c'est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas".

Être conduit, quand on a derrière soi une vie où l'on s'est conduit librement soi-même, n'est-ce pas le signe d'une déchéance ? La vieillesse est l'âge du douloureux apprentissage de la dépendance. De la dépendance on en sort lorsqu'on finit d'être enfant, dépendant de ses parents et il est profondément douloureux de devenir dépendant de ses propres enfants. Ca c'est une expérience que bon nombre de personnes âgées se refusent à vivre. "Je ne veux pas donner de la peine à mes enfants" est une phrase si souvent entendue...

Ainsi le vieillard est peut-être plus sage, mais sa sagesse est sans force et il a besoin de celle des autres.

Alors, et je ne le formulerai que sous forme de questions, ne serait-il pas possible de valoriser l'expérience douloureuse de la dépendance ? De lui attribuer une valeur spirituelle pour qu'elle nous révèle autre chose qu'une incapacité ?

"Être dépendant de" c'est aussi découvrir la nécessaire solidarité entre les êtres humains et les générations. Être dépendant est quelque chose d'irritant et de blessant pour l'amour propre. Mais si la dépendance était aussi une porte ouverte pour que puisse s'exprimer l'amour ?

Je voudrais un instant aussi penser à ceux qui accompagnent des personnes âgées dépendantes et en particulier aux enfants qui prennent en charge leurs parents. En plus de voir ses proches diminuer, ce qui renvoie à sa propre finitude, en plus des difficultés d'organisation, conjugales, etc, ... il va falloir gérer le sentiment blessant que génère la dépendance. Et c'est là que peut se placer cette notion du respect dû au vieillard telle qu'elle s'exprime dans la Bible.

Ce n'est pas simplement un "juste retour des choses" : les parents se sont occupés des enfants qui à leur tour s'occupent des parents. Ce n'est pas suffisant pour gérer les sentiments que l'on éprouve lorsqu'on est conduit là où on ne veut pas. Et une relation bâtie sur un dû ne peut générer que de la contrainte.

Mais si la dépendance est entendue dans le même sens que notre propre dépendance par rapport à Dieu, c'est-à-dire dépendance d'un don gratuit, immérité, d'un salut offert par pur amour, alors elle peut être vécue comme une porte ouverte. La dépendance peut alors être vécue simplement comme l'apprentissage d'une nécessaire solidarité. Et c'est là le véritable respect. Comme Jésus lui-même voit dans la mort de Lazare (Jean 11, 4)ou dans le handicap de l'aveugle de naissance (Jean 9, 3) les lieux où peut se manifester la gloire de Dieu. Et je sais pour l'avoir entendu que des choses extrêmement belles et fécondes se sont ainsi passées entre enfants et parents très âgés.

Ainsi, la dépendance n'est pas un "problème", elle est le lieu où un échange d'amour peut se créer et où la Gloire de Dieu peut se manifester.

 

Ainsi, en tant que chrétiens, nourris et dirigés par la Bible, la Parole de Dieu, nous avons et nous pouvons porter sur le "vieillir" un regard éminemment positif et non pas l'aborder uniquement comme "un problème de société". C'est auprès des anciens que nous nous inscrivons dans une lignée et que notre avenir prend pied. C'est auprès de nos anciens, avec les faiblesses dues à l'âge, que les mots respect, solidarité, amour et don gratuit prennent sens set vie. C'est un message qui nous vient de la Parole de Dieu et que nous avons à transmettre mais surtout à faire prendre corps, à incarner au cours de nos visites, au cours de nos rencontres, prises dans la présence du Dieu de Jésus-Christ, ce Dieu d'amour qui nous exhorte à toujours choisir la vie !

 

Amen.

Prédication dans le temple Maguelone à Montpellier

Dans le cadre de l'aumônerie hospitalière

par Thierry FAYE