Première Épître aux Corinthiens, chapitre 1, versets 22 à 25 et Evangile de Jean , chapitre 2, versets 13 à 25.

En chassant les vendeurs du temple, Jésus opère un sacré coup médiatique !

Au vu et au su de tous, en pleine fête de la Pâques, alors que les effectifs de la ville ont quadruplé et que les abords du temple grouillent de pèlerins, Jésus pique un coup de sang !

Quelques lignes plus haut, à Cana, on nous le décrivait comme hésitant à entrer en scène, ici, il n’en est rien.  La vue du parvis du temple rempli de commerçants  vient complètement changer la donne. Le bouillonnement intérieur est tel que toutes les retenues sont levées.  

Au lieu de se fendre en un long prêche expliquant quel changement est important à mettre à l’œuvre dans la société, nous voyons Jésus prendre une corde et  en moulinant des bras accomplir un acte symbolique qui va frapper bien des  esprits. Aujourd’hui encore, on n’a pas fini d’en parler !

Pour entrer aujourd’hui dans la profondeur de ce récit, je crois qu’il n’y a pas lieu de se déconnecter de notre actualité.

Au contraire !

Tout ce que nous sommes en train de vivre de la campagne présidentielle battant son plein, loin de nous éloigner du récit peut nous aider à en saisir la fine pointe.

Car actuellement que se passe-t-il ?

Face aux candidats rivalisant de petites phrases ciselées ou de gestes symboliques forts, comment réagissons-nous ? Ne nous posons-nous pas le même genre de questions qu’ont dû se poser les nombreux témoins de la mise à sac du parvis du temple ?

Pourquoi agit-il ainsi ? Quel message cherche-t-il à faire passer ?

Dans une campagne présidentielle, que  chaque candidat se met en scène, mouline des bras, publie des livres, anime des meetings, n’est-ce pas dans l’ordre des choses au moment où il y a à choisir les orientations fondamentales des 5 prochaines années ?

Dans une campagne présidentielle, le rôle de chaque candidat n’est-il pas de chercher à marquer le débat afin de bien faire comprendre dans  quelle direction, il  propose de nous emmener ?

Eh bien nous pourrions tout à fait aborder ce récit évangélique avec ce même genre de question. Même si Jésus ici ne concourrait pas pour une élection, il n’en demeure pas moins qu’il affiche d’une manière bien particulière, au grand jour, des convictions bouleversant le fonctionnement classique de la société de l’époque.

En posant ce geste audacieux, je crois que le Christ lui aussi cherche à faire passer un message.

Alors que Jean le Baptiste en annonçant le changement apporté par le Royaume de Dieu s’en était pris dans ses prêches au pouvoir politique de son temps – il a critiqué Hérode au point que ce dernier le fit incarcérer et passer par le fil de l’épée, ici, je trouve tout à fait intéressant de noter que Jésus entre en scène non pas en s’en prenant au pouvoir politique, mais en s’attaquant à un symbole fort du pouvoir religieux de son temps.

Si Jean le Baptiste et Jésus ont été tous deux dans la sphère public des hommes annonçant le Royaume, si sur bien des points Jean le Baptiste et Jésus étaient proches, ici, nous percevons quelque chose qui les distingue ; une nuance qui sans être une opposition dit leur diversité d’approche.

En s’attaquant au commerce né de la liturgie sacrificielle -ce que n’a pas fait Jean le Baptiste-,  Jésus dit clairement quelle est sa priorité pour faire advenir le changement.

Pour que le changement advienne, il y a lieu de commencer par réformer le temple.

Ceci étant dit, allons plus loin. Que faut-il réformer dans le domaine du temple ? Pourquoi faut-il le réformer ?

Le récit nous dit que les vendeurs de bovins, de moutons, de colombes ainsi que les changeurs étaient assis dans le parvis du temple.

Signe que leur place était reconnue, que l’habitude était bien ancrée de les voir là à agir ainsi.

Que leur commerce n’était pas de l’ordre de ces marchands de rue ambulants et provisoires. Non, leur commerce était quelque chose de bien installé dans les us et coutumes  religieuses de l’époque.

Si ce commerce était aussi bien installé,  c’est parce qu’il était la conséquence logique du culte sacrificiel déployé dans le Temple.

Lors des différentes fêtes religieuses et surtout celle de Pâques, il était en effet plus facile pour les pèlerins arrivant de province ou des quatre coins de l’empire romain d’acheter sur place les animaux à sacrifier. Les changeurs eux permettaient de convertir les pièces frappées  de symbole païens ou représentant le portrait de l’empereur (et donc impures)  en monnaie propre à circuler au Temple[1].

Donc ce que Jésus voit sur le parvis n’est pas une surprise, surtout durant la période de Pâques.

Dès lors pourquoi pique-t-il une telle colère ?

Ce que Jésus conteste ce n’est pas l’agitation  bruyante tournant autour de ce commerce et qui en ces temps de fêtes atteignant  son point le plus intense, empêcherait le recueillement silencieux et tranquille.

Non ce que Jésus conteste, c’est la place même qu’occupe ce commerce.

Quand il dit « enlevez tout cela d’ici », il dit clairement que ce commerce n’a pas lieu d’être ici. En agissant comme il le fait, Jésus ne propose pas de réformer le commerce pour qu’il soit moins bruyant, pour qu’il soit mieux canalisé, non.  Il pose un acte   qui vise carrément  à abolir ce commerce ; et par là-même, il met toute son énergie pour abolir le culte sacrificiel.

Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

En s’en prenant aux marchands du temple, Jésus bouscule l’ensemble du système sacrificiel, il bouscule la logique profonde autour de laquelle était organisé tout l’activité du temple.

S’il bouscule cette logique, c’est parce qu’il cherche à révéler une autre logique, une autre manière d’être en relation avec Dieu.

Le culte sacrificiel était pratiqué à une aussi large échelle parce qu’il répondait à un profond besoin humain.

Le besoin de manifester tangiblement, concrètement notre demande, notre action de grâce auprès de Dieu.  Parce qu’il demandait à se déplacer, parce qu’il avait un coût important, parce qu’il nécessitait du temps, l’acte sacrificiel permettait à celui qui l’offrait d’entrer vraiment dans sa démarche.  Purifiée par l’exigence d’un tel engagement, la prière s’en retrouvait plus profonde, plus fervente.

Cependant, par un subtile jeu de retournement, le culte sacrificiel débouchait aussi parfois sur une logique comptable, celle du donnant-donnant où par son acte, le croyant se sentait le droit d’attendre un retour sur investissement, une faveur divine.   Ainsi tordu, le sacrifice loin d’être une prière devenait une manière détournée d’acheter Dieu.

En chassant les vendeurs du temple, Jésus vient clairement dire qu’on ne peut pas acheter Dieu.

Pour entrer en contact avec Lui, il y a lieu de sortir de toute logique marchande, logique du donnant-donnant pour goûter à une profonde gratuité.

Quand il dit : « cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce », le mot ici important est PERE. Le but de Jésus est  me semble-t-il de révéler le Père, de révéler une relation à Dieu ne s’inscrivant pas dans le registre comptable sacrificiel du donnant-donnant.

C’est pourquoi en chassant les vendeurs, il crée le vide. Quand je suis devant Dieu, je n’ai rien à faire, à produire, simplement à accepter de me tenir dans le vide. Et ce vide suffit.

Alors qu’à Cana, cet épisode raconté juste avant, Jésus a comblé le manque en transformant l’eau en vin, ici en chassant les marchands du temple, Jésus crée le vide.

Ici, Jésus est radical. S’il se montre violent, c’est parce qu’il en va là de quelque chose de vital. Si ce vide là n’est pas respecté, l’homme perd sa liberté.

Jésus sent que ses contemporains se sont habitués à ce que ce vide soit comblé et c’est cette habitude, cette banalisation qui le met en colère.

Connaissez-vous cette expérience bizarre ? Mettez des grenouilles dans une casserole,  mettez-la sur la plaque et faites monter doucement la température. Que se passe-t-il ? Les grenouilles restent dans l’eau, elles ne sentent pas la température monter et finissent par mourir ébouillantées.

Vous pouvez aussi agir autrement : prenez votre casserole et faites bouillir de l’eau ; quand l’eau arrive à ébullition, mettez y vos grenouilles. A coup sûr, ces dernières réagiront et trouveront l’énergie de sortir de la casserole.

Si Jésus pique son coup de sang, c’est parce qu’il sent que ses contemporains sont dans une casserole bien douillette et qu’ils ne sentent pas monter la température.

Or Jésus veut provoquer une prise de conscience. En substance, il dit : ne laissez pas les marchands envahir le temple, ne laissez pas les sacrifices occuper tout l’espace, sortez de la logique du donnant-donnant pour  découvrir Dieu comme Père et non comme patron avec qui on négocie un contrat, ne remplissez pas vos prières de paroles et de faire, mais acceptez de vous en tenir au vide, acceptez que prier, c’est simplement chercher à habiter ce vide, à l’accueillir et l’apprivoiser.

Car là dans ce vide silencieux, il peut vous être donné de comprendre. De comprendre que le faire est important, que les paroles, les actions sont importantes, oui ; mais que le faire, les paroles, les actions ne sont pas tout, ne sont pas le TOUT.

Souvent les paroles, le faire, les actions comme des enfants capricieux se mettent au centre de notre esprit et revendiquent toute notre attention.

Or en chassant les marchands du temple, en créant le vide, je  cherche simplement à vous dire qu’il y a autre chose qui déborde notre vie. Quelque chose dont aujourd’hui vous n’avez pas idée.

Ce n’est pas facile d’en rester là ; de tenir dans cette ouverture ; la tentation est grande de laisser ce vide être à nouveau rempli par des choses connues, par des logiques connues.

Mais résistez à cette tentation !  

Acceptez ce vide et il vous sera donné de découvrir quelque chose d’autre dont aujourd’hui vous n’avez pas idée. Quelque chose qui n’est pas rien puisque c’est la découverte de Dieu comme Père. La découverte d’un amour, d’une gratuité féconde.

Cette découverte transformera votre vie, transformera aussi votre manière de vivre les relations. C’est par là que commencera le changement dans la société. En vous changeant vous-même cette découverte changera le monde.

Mais cette gratuité, vous  ne la découvrirez que peu à peu. Elle ne s’imposera pas à vous  d’un coup. Elle se révèlera progressivement quand dans le flot continuel des jours, des activités, vous  ménagerez un espace de vide. Là, dans ce silence, doucement, tranquillement  Dieu se révèlera  à vous.

Parce que Jésus se montre violent en chassant les vendeurs du temple, nous pourrions nous dire qu’à notre tour, il nous faudrait user de violence pour chasser le faire, les pensées, les paroles qui s’imposent constamment à la surface de notre conscience lorsque nous essayons de nous tenir dans le silence.

Agir ainsi, c’est se tromper de combat. Le flot de pensée, de parole et d’action, je n’ai pas à l’empêcher d’exister, j’ai simplement à lui dire qu’il n’est pas le Tout de ma vie.

Quand je me tiens dans le silence, l’enjeu n’est pas chasser ce qui vient du fond de moi ; non l’enjeu est d’accueillir tout ce qui vient en veillant bien à ne pas laisser unechose, une parole, une action capter mon esprit et devenir le Tout.

S’il faut user de  violence, n’est-ce pas plutôt pour ménager un espace silencieux dans mes journées, dans mes semaines ?

Car souvent, les bonnes raisons ne manquent pas pour laisser nos existences être envahies par toute sorte de logique cherchant à s’imposer comme étant le Tout, comme étant l’alpha et l’oméga de la réalité.

Oui, si nous n’y sommes pas attentifs, tout nous pousse à faire que nos dimanches ressemblent à un banal jour de la semaine.

En chassant les marchands du temple, Jésus ne nous apprend-il pas une radicalité qui donne de la saveur à chacune de  nos journées  et qui en nous changeant nous-mêmes finit par changer le monde ?

Amen

 

 

[1]  P Rolin, Un Jésus violent, in Lire et Dire, 61, p. 29


Luc-Olivier Bosset