Psaume 116

Marc 14,12-26« Allez à la ville ; un homme portant une cruche d’eau viendra à votre rencontre, suivez-le… »

A l’époque, la journée était rythmée par les allers-retours au puits où il fallait remplir les jarres. Dès lors, quoi de plus normal que de croiser dans les rues de la ville un homme portant une cruche d’eau…

Et pourtant là, dans ce contexte particulier, grâce aux indications données par Jésus, pour ces disciples cet homme sort de l’ordinaire pour devenir un signe qui les conduira à l’endroit de la fête.

Il en va de même avec ce qui se passe durant la Sainte Cène.

Passer à d’autres du pain et du vin, quoi de plus normal ! Ne nous arrive-t-il pas de le faire  presque tous les jours au moment de chacun de nos repas ? 

Et pourtant, transposé dans un autre contexte, grâce aux paroles qui sont prononcées au moment du culte, ce geste ordinaire devient signe nous mettant en piste vers quelque chose dont on n’a pas encore idée, mais qui nous appelle !

En rencontrant le porteur d’eau, les disciples ont vu la confirmation qu’ils étaient sur la bonne voie et du coup, ils se sont engagés plus en avant sur ce chemin pour aller jusqu’au lieu qu’ils cherchaient.

De même, à chaque cène, nous sommes invités à y voir un signe nous invitant à poursuivre la route, à nous enfoncer plus en avant dans une aventure fabuleuse.

Au fond, ce que ce passage de l’évangile vient nous rappeler, c’est la chose suivante : parfois notre vie de foi ressemble à un véritable jeu de piste.

Notre foi commence souvent par se baser sur une promesse divine traversant toute la Bible et résumée ainsi par le Christ : «  Je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance. »  Beaucoup de catéchumènes qui ont fait un pas dans la foi le dimanche de Pentecôte l’ont exprimé à leur manière : s’ils s’engagent, c’est parce qu’ils sentent que Dieu veut pour chacun d’eux la vie.

Cette promesse, souvent, on y croit, même si bien des questions demeurent : où et comment allons-nous vivre tous de cette vie en abondance ? Où et comment allons-nous goûter cette joie promise par Dieu ?  Tout cela reste encore flou.

Dès lors la question des disciples demandant à Jésus : «  où veux-tu que nous allions  te préparer le repas de la Pâques ? » peut devenir aussi la nôtre dans notre prière :

Dieu, tu nous promets la vie, pas seulement une vie au dimension de ma personne, mais une vie en plénitude, une vie large où chacun, chaque être, chaque créature sera en relation avec l’autre de manière réconciliée.  Le jour où cela arrivera, ce sera une grande fête ! Une fête où sans autre ivresse que celle procurée par la joie, l’être humain, ta créature te célébrera et te rendra gloire.

Mais où veux-tu que nous allions pour préparer cette célébration de la vie ? Dans quelle direction ? Quels actes poser qui puissent bien nous disposer intérieurement afin que nous vivions pleinement ce moment quand il viendra ?

Et c’est précisément là que nous sommes à l’affût de signes de piste.  De ces petits clins Dieu nous aidant à discerner où est la route nous emmenant vers la vie en abondance.

Or ce que je trouve intéressant à méditer ce matin, c’est que d’une part, Jésus donne des signes. Mais, d’autre part,  il ne donne pas des signes extraordinaires, merveilleux, incroyables. Non, il renvoie ses disciples vers un porteur d’eau, et au cours de la Cène, il nous renvoie vers un simple geste de partage du pain et du vin.

Si pour les disciples à l’époque, il était clair que le signe du porteur d’eau allait les conduire à la fête, en va-t-il de même pour nous aujourd’hui du signe du pain et du vin partagé ? Avons-nous clairement conscience de comment le signe du pain et du vin partagé va nous conduire à une autre fête, celle de la vie en plénitude ?

C’est ce que je me propose d’approfondir avec vous ce matin.

Quand on lit le livre des Actes des apôtres, on réalise que le mot Sainte Cène n’apparaît jamais.  Cela ne veut pas dire qu’elle n’était jamais célébrée, mais simplement qu’elle était nommée autrement : fraction du pain (klasis tou artou). 

Je trouve très intéressante cette façon de la nommer. Car elle met au centre un geste. La fraction. Un geste qui fait signe !

D’ailleurs dans le fameux récit des pèlerins d’Emmaüs, n’est-ce pas  au moment où l’inconnu rompt le pain que les disciples le reconnaissent ? Comme pour dire que ce geste exprime de manière particulière la personnalité de Jésus, il en est comme la signature.

Si ce geste de rompre le pain est devenu central dans le vécu communautaire des premiers chrétiens, c’est parce que d’une part, il rappelait le don total de Jésus. Pour que sa vie soit partagée entre tous, il a accepté qu’elle soit brisée, rompue. D’autre part, par la fraction, il rappelait que ce don n’est pas destiné à être savouré entre quelque uns, il est partageable avec tous, entre tous.

Donc, mettre au centre ce geste fondamental  vise à évoquer l’esprit qui a guidé Jésus sa vie durant. L’esprit du don et du partage.

Quand Jésus a donné du pain et du vin à ses disciples, il n’a pas seulement distribué quelque chose. Il n’a pas donné seulement du pain et du vin. Ce qu’il a donné dans ce geste, c’est l’occasion pour les disciples de communier à l’esprit qui a guidé toute sa vie et qui conduit aujourd’hui encore le monde vers son salut.

Quand Jésus dit « ceci est mon corps », « ceci est mon sang »,  je crois que le ceci ne fait pas seulement référence à l’élément  pain ou l’élément  vin pris chacun isolément, mais  à l’intégralité du repas. Ceci est mon corps signifie que ce repas que nous sommes en train de vivre où circule le pain et le vin entre tous est mon corps, ma vie donnée totalement pour vous et pour la multitude.

Ainsi aujourd’hui, quand au cœur de la Cène, je reçois le pain et le vin, je ne reçois pas des aliments sacrés. Je reçois d’abord une invitation à entrer dans une dynamique initiée par Jésus où la vie, le pain, on ne les prend pas pour soi, mais où la vie le pain, on les reçoit et on les fait circuler, on les donne.

Porté par l’Esprit Saint, ici le geste de prendre ne devient pas une mainmise, mais un dessaisissement, un rendre. Ainsi, dans ce cadre là, ces aliments n’ont pas des vertus particulières, ils deviennent simplement des supports par lesquels la vie du Christ entre nous peut se déployer.

Si au cours de ce repas, il y a transformation, ce n’est pas celle des aliments, mais plutôt celle de ma vie au contact de ce vécu symbolique et sacramentel.

En rompant le pain, Jésus a également rompu, brisé les logiques de captation pour nous inscrire dans une dynamique d’espérance. Celle où mon prochain n’est plus un rival et un concurrent, mais un égal  fraternel de qui je reçois le pain et à qui je le rends.

Ainsi aujourd’hui encore, en rompant le pain, nous nous plaçons dans le sillage de cette espérance. Les puissance  de possession et leurs cortèges de méfiance, de jalousie peuvent parfois régner, voir même dominer nos vies. Elles n’en sont pas moins pour autant omnipotentes.

Car là autour de la table, leur pouvoir de fascination est rompu ; là autour de la table se reçoit une force qui les dépasse. Nous ne faisons pas que prendre un repas, nous apprenons du Christ comment vivre en présence les uns des autres sans crainte et sans envie.

Ce qui est rompu autour de la Table, c’est aussi la logique de cloisonnement entre les différentes cultures et les classes sociales.

La table est dressée pour quiconque s’en approche. Il n’y a plus de condition préalable d’ordre social, culturel, religieux pour entrer dans le Royaume de Dieu. Seule la foi est requise, la confiance en Sa Parole.

Croire en la présence réelle du Christ lors de ce repas, c’est croire qu’Il m’invite à vivre une expérience de partage réel. Il m’invite à le rencontrer en ce prochain qui s’avance comme moi et qui peut m’être un étranger.

Autour de la Table, il  n’y a plus de « barbares », de ces personnes qu’on rejetait et dénigrait parce que n’étant pas du bon côté ; autour de la Table, personne n’est renvoyé ; si une personne s’avance qui est bien différente, elle n’est pas une barbare, mais une étrangère dont j’espère qu’elle deviendra  un jour mon amie. Par sa manière différente de recevoir l’histoire de Jésus, j’apprendrais  à mieux entendre l’évangile.

Ainsi chaque fois que nous célébrons la cène, nous posons un acte prophétique.  En répondant à l’invitation du Christ, nous vivons un signe fort : la fin ultime de l’histoire, ce ne sera pas Harmaguédon[1] (c’est à dire une lutte à mort entre les uns et les autres pour avoir le pouvoir), mais, grâce à l’amour tout puissant de Dieu, la fin ultime de l’histoire, ce sera la réunion autour de la table de tous quelques soient leurs cultures et leurs origines. 

Comment Dieu va-t-il s’y prendre pour nous faire atteindre à nous tous cette qualité relationnelle ?  Mystère !  Pour l’instant, il nous dit juste en son Fils Jésus-Christ : vois ce geste ordinaire du partage du pain et du vin, c’est un signe.  Eh bien comme les disciples ont suivit l’homme à la cruche d’eau, toi suis la piste indiquée par ce signe.

Il n’y a pas de condition préalable pour que tu puisses

Au XVIème s, Luther, au cours d’une prédication parlant de la Cène  a eu ces mots[2] que je trouve  tout à fait actuels :

Quand Jésus dit «  ceci est mon corps » et « ceci est mon sang », c’est comme s’il disait :

«  Je  suis le Chef, je veux être le premier qui se donne pour vous, je veux faire miens votre souffrance et votre malheur et les porter avec vous, afin qu’à votre tour, vous fassiez de même envers moi et les uns envers les autres ; et afin que vous ayez tout en commun en moi et avec moi. Je vous laisse ce sacrement comme un signe certain, afin que vous ne m’oubliiez pas, mais que vous vous remettiez chaque jour en mémoire ce que j’ai fait pour vous et ce que je fais encore. Afin que vous puissiez vous fortifiez et afin que chacun porte ainsi les fardeaux de l’autre. »

Vois si beaucoup de péchés t’assaillent ; eh bien prends ce signe par lequel je te donne l’assurance que ce n’est pas toi seulement, mais mon Fils  Christ et tous ses saints, dans le ciel et sur la terre qui sont assaillis par le péché. Sois donc confiant et assuré : tu ne combats pas seul, mais tu as une aide et une assistance puissante. »

Oui,  entre dans l’espérance vécue jusqu’au bout par le Christ.

Amen

 

Luc-Olivier Bosset 

 


[1] Apo 16:16, faisant référence à Meguiddo, ville située près du mont Carmel et qui a été le lieu de sanglantes batailles)

[2]  “Sermon sur le très-vénérable sacrement du saint et veritable corps du Christ et sur les confréries” in ML0 IX, p.11-32 ; cité par Henri Mottu in le Geste prophétique, éd Labor et Fides, 1998, p. 127