Alors Jésus fut emmené par l'Esprit au désert, pour être mis à l'épreuve par le diable, Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim. Le tentateur vint lui dire : Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. Il répondit : « Il est écrit : L'être humain ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ». Le diable l'emmena dans la ville sainte, le plaça sur le haut du temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il donnera à ses anges des ordres à ton sujet, et ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre ».
Jésus lui dit : « Il est aussi écrit : Tu ne provoqueras pas le Seigneur, ton Dieu ». Le diable l'emmena encore sur une montagne très haute, lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire. Jésus lui dit : « Va-t'en, Satan ! Car il est écrit : C'est devant le Seigneur, ton Dieu, que tu te prosterneras, et c'est à lui seul que tu rendras un culte ». Alors le diable le laissa, et des anges vinrent le servir.

Matthieu 4,1-11

desert espagneAu 3ième siècle, alors que le christianisme s'installait au cœur des grandes villes et devenait une religion reconnue, alors que la participation à ses liturgies devenait de plus en plus convenue, un mouvement d'ermites apparut, initié par Antoine, un mouvement d'ermites quittant le bouillonnement des grandes villes pour aller vivre dans le désert égyptien. On les appela les pères du désert.

Ce mouvement est étonnant, car le christianisme est éminemment une spiritualité de l'ordinaire, de la vie quotidienne. Jésus n'était-il pas plongé dans la vie de son époque en passant son temps sur les routes, ouvert aux rencontres ?

Cependant, même si ce mouvement chrétien des pères du Désert est étonnant, il se comprend bien. Car en plusieurs endroits de l'évangile, on nous raconte que ce même Jésus, tout autant immergé qu'il était dans la vie de son époque, prit le temps de s'isoler, de partir à l'écart. « Poussé par l'Esprit », nous dit le texte de ce matin, lui aussi, a entendu l'appel du désert.

Quand nous fonctionnons, que nous sommes bien installés dans des habitudes, quand nous faisons les choses par convention, mais que tout cet agir peine à nous alimenter, peine à donner de la saveur à notre vie, n'avons-nous pas besoin, nous aussi, de quitter l'écume agitée pour, dans un endroit désertique, nous recentrer ?

Tous, à un moment de notre vie, nous avons entendu un appel très attirant pour le désert... L'appel à sortir de notre quotidien, à nous mettre dans d'autres conditions, à quitter nos points de repères habituels pour oser affronter le silence...

En hébreux, il est très intéressant de constater que le mot midebar qui veut dire désert signifie également « bouche ». C'est peut-être justement pour cela que cet appel nous attire : le désert, lieu d'immensité et de silence où nous nous retrouvons face à nous-mêmes, peut être une bouche d'où sort une parole, une révélation qui nous renouvèlera en profondeur.

De même que le voyageur, petit point discret au milieu de ces étendues à n'en plus finir, rencontre soudain l'oasis, de même au milieu d'un temps de solitude, la promesse est là que surgisse une parole.


Cependant, si le désert nous attire, avouons aussi qu'il nous fait peur.

Soleil impitoyable, soif qui vous torture, marches exténuantes, tempêtes de sable, nuit glaciale. La perte de la voie à suivre pour sortir de la prison des étendues. Tant de caravanes ou de visiteurs solitaires ont déjà été engloutis dans l'espace anonyme.

Et puis ces monstres harcelant le voyageur à la conscience troublée par la fatigue ou l'insolation. Si le récit nous dit que Jésus a été poussé par l'Esprit au désert, ce même récit nous dit également que dans ce lieu, Jésus a été confronté au diable. Au désert, ce n'est pas seulement le corps qui est mis à mal, mais aussi l'esprit.

Conscient de ces risques, nous résistons à l'appel du silence et de la solitude, craignant d'être confronté à un moment ennuyeux, où parce qu'il n'y a rien d'autre à faire, se lèvent du fond de l'ennui des pensées qui telles des monstres harcelant entretiennent en nous l'angoisse, la tristesse, le remord, la colère... C'est pourquoi, au lieu de répondre à l'appel du désert, souvent nous préférons le divertissement.

Parce que nous ne savons pas quoi faire des questions, des paroles surgissant au fond de notre silence, nous décidons de ne plus trop y penser. Et pour ne plus trop y penser, nous agissons, nous remplissons nos journées d'occupation, nous nous consumons dans de multiples tâches.

Pascal-BlaiseCe faisant, ne sommes-nous pas comme ces rois dont Blaise Pascal disait qu'ils refusent de rester tranquillement dans leur chambre ? Des rois qui sont entourés du matin au soir par une multitude de gens redoublant d'attention et de prévenance, afin que le roi ne s'ennuie jamais.

Pourquoi est-ce qu'on veille ainsi à ce que le roi ne soit jamais seul ? Parce qu'être seul, dit Blaise Pascal, c'est courir le risque de se retrouver face à soi-même. C'est affronter des pensées et des questions sur le sens de ma vie, sur ma mort. Bref, des pensées et des questions qui font peur, auxquels il n'y a pas de réponses toutes faites, et qui de ce fait, peuvent rendre triste. Or il ne faut pas que le roi soit triste. Donc, il faut tout faire pour le divertir.

Aujourd'hui, quand nous nous retrouvons seul avec nous-mêmes, avec rien si ce n'est du temps dans les mains, nous nous ennuyons rapidement. Du coup, au lieu de simplement vivre ce temps creux, nous préférons le remplir, l'utiliser à bon escient, nous laissons entrer dans notre chambre la multitude de soupirants reboublant de propositions afin que nous ne nous ennuyons jamais.

Or là, dans notre passage de l'évangile, Jésus en allant au désert, va dans un endroit ennuyeux où il n'est pas aisé de se divertir. Poussé par l'Esprit, il accepte de partir dans un endroit où il va être confronté à lui-même tout le temps. En ce sens, il est le roi qui reste tranquillement seul dans sa chambre.

Je crois que tout l'enjeu de la vie spirituelle est là. C'est nous apprendre à rester tranquillement dans notre chambre, d'oser regarder avec bienveillance, confiance et espérance notre vie telle qu'elle est, sans chercher d'échappatoire.

Souvent, nous définissons le mot « spirituel », en l'opposant au mot « matériel » ou « concret ». Le spirituel serait celui qui plane un peu et qui est déconnecté de la réalité. Mais l'appel du désert nous permet de voir les choses sous un autre angle : l'opposé du mot « spirituel », ce n'est pas le concret, mais l'illusion.

Le spirituel n'est pas celui qui plane, mais c'est celui qui ne s'illusionne pas. Celui qui ne se laisse pas illusionné par le mirage des consolations proposées par les divertissements.

Le spirituel, c'est celui qui accepte de quitter le divertissement pour prendre le temps de regarder sa vie telle qu'elle est. Avec beaucoup de compassion et de bienveillance. Regarder sa vie telle qu'elle est, sans fuir, sans se mentir.

Le spirituel, c'est celui qui sans s'illusionner se réjouit et jouit de sa vie telle qu'elle est, parce que sa vie telle qu'elle, sans ajouter, ni retrancher quoi que ce soit, sa vie dans toute sa particularité est aimée de Dieu.

Le spirituel, c'est celui qui écoute les élans qui le traversent, et chercher à discerner dans ces élans ce qui est de l'ordre de l'illusion et ce qui est de l'ordre de la vie, discerner ce qui est de l'ordre de la paille et ce qui est de l'ordre du grain.


Regarder sa vie telle qu'elle est, sans s'illusionner, n'est pas l'œuvre d'un jour. Pour Jésus, traverser l'illusion a été le cheminement de quarante jours de solitude, dans le désert. Quarante jours pendant lesquels, il a appris à discerner dans ces mouvements intérieurs ce qui était de l'ordre de son désir de puissance et ce qui était de l'ordre de Dieu.

Arrêtons-nous quelques instants sur un de ces dialogues intérieurs éprouvants auxquels Jésus a été confronté et qui touche à la confiance à placer en Dieu.

Il est bon d'avoir confiance en Dieu, là-dessus tout le monde est d'accord, même le Diable ! Encore faut-il que cette confiance ne se déguise pas en une intention secrète, ou même inconsciente, d'asservir le dynamisme de Dieu à sa propre ambition.

« Si tu es fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent du pain ». Si Jésus n'entre pas dans cette proposition, ce n'est pas parce qu'il n'aurait pas faim ! Ce n'est pas parce qu'il cherche à accomplir un exploit, tenir plus de 40 jours sans manger. Si Jésus n'entre pas dans cette proposition tout à fait légitime qui lui est faite de se procurer un peu de nourriture après un long jeune, c'est à cause du petit mot : « si, Si tu es fils de Dieu ». Pour Jésus, sa filiation à Dieu n'est pas dépendante d'une preuve. Pour Jésus, son centre n'est pas dépendant d'un « si ». Il n'a pas besoin de nourrir sa confiance qu'il est fils par des gages et des preuves. Non, Il est fils de Dieu. Un point, c'est tout. Ce qui vient nourrir son identité profonde de fils, ce ne sont pas des miracles, mais uniquement la parole qui sort de la bouche de Dieu, la conversation vivante qu'il entretient avec Dieu.

Ces quarante jours n'ont pas été une partie de plaisir. Vu que le diable pour le diviser se fait un malin plaisir à citer les Écritures, Il lui a même fallu apprendre à ne pas être illusionné, à ne pas se contenter de la lettre des Ecritures, mais à écouter au delà de la lettre, la grammaire profonde. Oui, ces quarante jours ne furent pas une partie de plaisir, mais Jésus en est ressorti non pas disloqué, divisé, mais densifié et grandi.

Au sortir de ces quarante jours, Jésus a pris conscience où se trouve son centre profond : « L'homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sortira de la bouche de Dieu ».

Fort de cette prise de conscience, il a été suffisamment centré pour ensuite écouter les autres. Ce n'est pas anodin que ce récit de la tentation au désert se trouve au seuil du ministère de Jésus. Car si les ministères de Jésus a été si fécond, c'est, je crois parce qu'il a su être à l'écoute des besoins des autres. Ayant touché son centre profond, ayant profondément intégré en lui sa condition de fils, il a pu réellement répondre aux autres en fonction de leur besoin à eux, et non en fonction de ses besoins à lui.

Sans ce long temps d'introspection guidé par l'Esprit, aurait-il pu répondre à ce que la personne en face de lui, lui disait et lui demandait ? N'aurait-il pas plutôt réagit à ce qui est dit par l'autre en écoutant pas jusqu'au bout, mais en sélectionnant certains aspects de ses remarques qui auraient satisfait certains de ses besoins à lui ?

C'est si rare de rencontrer quelqu'un qui écoute ce que nous disons, sans l'utiliser de suite comme une occasion de satisfaire son propre besoin !

Or la manière dont les évangiles nous décrivent l'identité de Jésus, ils le font en racontant comment cet homme de Nazareth était centré, et parce que centré et confiant en son identité de fils, il a pu répondre réellement aux autres en fonction de leurs besoins.

Voilà la promesse que nous délivre ce passage d'évangile. Quand l'appel du désert retenti dans ta vie, ose dire « oui ». À la suite de Jésus, deviens un roi tranquille, qui ose rester dans sa chambre. Apprends à être docile à l'Esprit. N'aie pas peur des heures ennuyeuses où comme les Dupont-dupont tu tournes en rond dans le désert.

Confiance !

Cherche, reprends courage auprès d'un frère ou d'une sœur t'ayant précédé dans cette expérience, jusqu'à ce que surgisse une parole sortant de la bouche de Dieu, une parole qui sera bon comme le pain, douce comme la manne. Une parole qui fondera ton identité.

Alors tu pourras, à la suite de Jésus, t'engager dans le monde, non pour répondre à tes propres besoins, mais pour prendre en compte les besoins que ton prochain t'exprime !

Amen.

Luc-Olivier Bosset