Chant des montées. De Salomon.
Si ce n'est le Seigneur qui bâtit la maison,
ceux qui la bâtissent travaillent inutilement ;
si ce n'est le Seigneur qui garde la ville,
celui qui la garde veille inutilement.
C'est inutilement que vous vous levez tôt, que vous vous couchez tard
et que vous mangez le pain de la peine :
il en donne autant à son bien-aimé pendant qu'il dort.
Des fils sont un patrimoine du Seigneur,
le fruit du ventre maternel est une récompense.
Comme des flèches dans la main d'un vaillant guerrier,
ainsi sont les fils de la jeunesse.
Heureux l'homme qui en a rempli son carquois !
Ils n'auront pas honte,
quand ils parleront avec des ennemis à la porte de la ville.

Psaume 127 (Nouvelle Bible Segond)

polonius2017Dans Hamlet de Shakespeare, Polonius a le statut de conseiller du Roi. Cependant, il est perçu comme un personnage grotesque, un vieux fou. Pourquoi ? Non pas parce que ses paroles seraient insensées ; au contraire, souvent les propos qu'il prononce sont dignes des meilleurs manuels de sagesse, mais le problème est que ses propos ne sont jamais reliés de manière adaptée au contexte dans lequel Polonius se trouve.

Polonius a dans sa tête tout un bagage littéraire, une collection inestimable de proverbes, mais Polonius n'arrive pas à transformer ce bagage en un formidable trousseau de clé, des clés qui ouvrent des pistes, qui donnent du sens à la situation concrète qu'il est en train de vivre.

C'est pourquoi Polonius est vu comme un vieux fou qui déverse des paroles qui sont autant de bulles qui flottent, déconnectées de la réalité : parfois il est pompeux et moralisant, parfois il est désopilant, tant il est à côté de la plaque.

Plus nous méditons les Ecritures, et plus nous mémorisons des histoires, nous remplissons notre imaginaire de métaphores. Ainsi nous accumulons tout un bagage de phrases de sagesse, nous nous forgeons un formidable trousseau de clé.

Cependant, plus nous méditons les Ecritures, plus nous courrons le risque de devenir comme des Polonius. Des gens qui au cours de leur échange se remémorent des proverbes, des métaphores, mais des gens qui déversent des phrases toute faites, sans que ces phrases s'enracinent dans le concret de la situation pour le féconder.

C'est pourquoi, il est bon de méditer ensemble les Ecritures. Car grâce à cette pratique communautaire, les uns avec les autres, les uns par les autres, nous apprenons non pas une belle sagesse théorique, mais une sagesse reliée à la vie ; une sagesse qui nous aide à accueillir notre quotidien dans toute sa particularité pour en extraire des possibles prometteurs.

Ce que je vous dis là, vous semble peut-être abstrait. C'est pourquoi intéressons-nous au Psaume 127, surtout au contexte dans lequel il a surgit. Car ce psaume est porteur d'un message sage qui aujourd'hui encore nous ouvre la particularité de notre quotidien et nous relie à la vie.

Si ce n'est le Seigneur qui bâtit la maison, ceux qui la bâtissent travaillent inutilement ; c'est inutilement que vous vous levez tôt, que vous vous couchez tard et que vous mangez le pain de la peine : Le Seigneur en donne autant à son bien-aimé pendant qu'il dort

Il est fort probable que ce psaume ait été inventé à une époque où l'exil à Babylone du peuple d'Israël prenait fin. Un demi-siècle après avoir vu Jérusalem détruite, son grand temple incendié et être déporté à Babylone par le terrible Nabuchodonosor, le peuple d'Israël reçoit l'autorisation par un autre empereur, Cyrus, de revenir sur sa terre, et de reconstruire sa ville. Au début de cette prière, la mention « psaume des montées » signifierait alors « faire sa montée » en Israël, faire son « alya » comme les juifs le disent encore aujourd'hui.

Inutile de vous décrire combien, cette possibilité de monter en Israël était investie des plus hautes espérances. Alors que la déportation avait donné l'impression au peuple d'Israël que Dieu les avait abandonné, la reconstruction du temple allait manifester combien Dieu se reliait à nouveau au peuple. Cette reconstruction symbolisait plus que tout autre chose le retour au statu quo ante, le retour à la belle époque. D'ailleurs, les indicateurs étaient au vert. Aucun obstacle ne semblait se dresser face à de telles réjouissances, Cyrus ayant donné son autorisation pour lancer le début des travaux.

Or ce que nous raconte le livre biblique d'Esdras, c'est que la réalité a pris un tour très différent de ce qui était espéré. Il a fallu attendre plus de vingt avant que le chantier puisse commencer, car moult complications et résistances se sont fait jour.

Face à ces complications, comme dans chaque crise, il y eut ceux qui ont décidé de réaliser leur projet coût que coûte, par la force s'il le faut ; il y eut ceux qui ont démissionné devant la réalité, et ceux qui se sont retiré en étant complètement désespérés.

Il est fort probable que ce psaume ait surgi dans un tel contexte, pour ouvrir aux nouveaux habitants de Jérusalem se débattant dans leur frustration, une autre piste, une autre manière d'agir :

Si ce n'est le Seigneur qui bâtit la maison, ceux qui la bâtissent travaillent inutilement.

En parlant ainsi, le psalmiste essaie de pacifier ceux qui se culpabilisaient de ne pas réussir à reconstruire le temple, en les invitant à regarder cet échec comme n'étant pas nécessairement de leur faute, mais comme pouvant faire partie du plan de Dieu.

Plutôt que de charger le peuple de la responsabilité du retard des travaux, le psalmiste ouvre un autre horizon : si Dieu ne désire pas la construction du temple, alors rien ne sert de s'agiter, de s'entêter, le projet n'aboutira pas. Ce faisant, le psalmiste permet au peuple d'accepter la réalité telle qu'elle se présente, sans chercher à vouloir absolument y accomplir quelque chose d'impossible. Au lieu de s'entêter, il y a lieu peut-être d'attendre un temps meilleur.

À ceux qui frustrés par les complications et les résistances voulaient forcer le destin, le psalmiste affirme : C'est inutilement que vous vous levez tôt, c'est inutilement que vous vous couchez tard et que vous mangez le pain de la peine

Ici un jeu de mot en hébreux est très intéressant à relever : le mot, rendu par peine, non seulement connote la douleur, mais a une parenté réelle avec le mot utilisé habituellement pour désigner l'idole. Un jeu de mot qui se retrouve également dans la version latin de la Bible de Jérôme : dolorum et idolorum.

Que retenir de ce jeu de mot ?

Que Dieu n'est pas là où l'on croit. Ce qui paraissait être une évidence voulue par Dieu, - la nécessité de reconstruire de suite le temple -, s'avère peut-être être une idole. Je m'épuise à accomplir ce projet en pensant qu'il est voulu par Dieu, cependant, il se peut que, au lieu de servir le vrai Dieu, je sois en train d'adorer une idole.

Si à l'époque, ce psaume a été reconnu comme une parole sage, c'est peut-être justement pour cela : Au lieu de surenchérir sur la nécessité de bâtir un nouveau temple, au lieu de proclamer tel un Polonius de belles phrases généreuses, déconnectées de la réalité, ce psaume invite à écouter la particularité de chaque situation. Il invite à accueillir les résistances. A se laisser être travaillé par elles. Et au cœur de ces résistances, à laisser son regard être réorienté vers une action qui elle est porteuse de vie !

Car ce psaume n'invite pas à rester les bras croisés.

En jouant à nouveau avec les mots, le psalmiste indique quel peut être le chantier dans lequel le peuple peut désormais s'investir. En hébreu, les mots bâtir, maison, filles, fils viennent tous de la même racine : BNH. C'est en éduquant des enfants, en soignant les liens familiaux que le peuple édifiera une œuvre qui remplacera le temple.

Dans cette perspective, les obstacles à la construction du temple ne sont pas vus négativement, car ils sont l'occasion pour le peuple de se recentrer sur une action tout aussi importante et génératrice de vie. Ils sont une occasion pour chacun de s'investir dans une autre édification qui n'est pas faite de pierres, en ce sens qui est plus mouvante et fragile, mais qui est une édification pleine de vie !

Dans ce psaume, pour parler de cette autre édification, il est question d'enfants. Cela ne veut pas dire que les personnes sans enfant soient exclues de cet agir. Les personnes célibataires ou sans enfant ne sont pas condamnées à l'inaction. Tous sont concernés par cette réorientation de l'agir. Car l'édifice qu'il s'agit de construire, c'est un tissu relationnel où chacun est invité à entrer en interaction avec son prochain de manière à tisser des relations qui hébergent la vie qui vient de Dieu. Et en hébergeant la vie qui vient de Dieu, ces relations remplacent le temple. Car la maison où Dieu se trouve, ce n'est plus une maison en pierre, c'est un tissu relationnel !

En vous retraçant à grand trait le contexte fort probable dans lequel ce psaume a émergé, j'ai voulu partager avec vous ceci :

theorie generaleLa sagesse dans la Bible, ce n'est pas une théorie générale, c'est une parole qui émerge dans un contexte particulier. Une parole qui sonne juste, parce que dans le contexte où elle surgit, elle réoriente ceux qui lui font confiance dans le sens de la vie.

En ce sens, ceux qui ont écrit ce Psaume n'ont pas fait œuvre de Polonius. Ils ont cherché des mots et des métaphores qui puissent être connectés au vécu de leur auditeur afin que leurs auditeurs ne s'entêtent plus dans des efforts stériles, mais qu'ils puissent être réorientés vers une pratique porteuse de vie.

À ceux qui se culpabilisaient ou se décourageaient face aux obstacles se dressant dans la réalisation de leur projet, les paroles de ce psaume sont venues introduire de la légèreté et de la confiance :

Quand la vie ferme des portes, regarde, Dieu ouvre une fenêtre !

Aujourd'hui, il se peut que, même si notre contexte soit très éloigné de celui du peuple d'Israël rentrant de l'exil, nous soyons nous aussi confrontés à des résistances dans les différents projets qui nous enthousiasment.

Cependant, quand nous mangeons le pain de notre peine,

Quand à force de souci et de contrariété, nous nous levons tôt et nous nous couchons tard,

Quand nous nous épuisons à porter des engagements, avec la crainte au ventre que si nous relâchons notre attention, tout va se casser la figure, dans ces moments-là,  que la musique de ce psaume nous remette dans l’état de ce bien-aimé qui dort et qui dans son sommeil reçoit la vie dont il a besoin pour continuer sa route.Si ce bien-aimé dort, c'est parce qu'au cœur de son sommeil, une voix lui rappelle que ce monde, tel qu'il est et quoi qu'il puisse arriver, est aimé de Dieu.

Dès lors, le bien-aimé s'alimente auprès de cette conviction qui vient mettre du mystère dans son quotidien. Le pain non pas de sa peine, mais de son élan vient de là : Ce monde n'est plus perçu comme un univers froid et compliqué, il est vu comme étant aimé de Dieu.

Et ainsi en s'engageant dans ce monde, le bien-aimé ne se vit pas comme un Atlas, devant tout porter sur ses épaules, mais comme un participant à un torrent d'amour qui surgit dans le monde et qui le traverse et qui le tourne et le retourne dans tous les sens jusqu'à ce que ce monde atteigne son accomplissement.

Amen

Luc-Olivier Bosset, le 27 août au temple de la Rue Maguelone à Montpellier

Première image: Ignore the advice of Polonius (The Independent, UK)