J'ai fait de grandes choses : je me suis bâti des maisons ; je me suis planté des vignes ; j'ai acheté des esclaves et des servantes, et leurs fils nés dans la maison ; j'ai possédé du gros bétail et du petit bétail en abondance, plus que tous ceux qui étaient avant moi à Jérusalem. J'ai aussi amassé de l'argent et de l'or, de précieux trésors des rois et des provinces. J'ai acquis des chanteurs et des chanteuses, et, délices des hommes, beaucoup de femmes.

Tout ce que mes yeux ont réclamé, je ne les en ai pas privés ; je n'ai refusé aucune joie à mon cœur ; car mon cœur se réjouissait de tout mon travail ; c'est la part qui m'est revenue de tout ce travail.

Et moi, je me suis retourné vers toutes les choses que mes mains avaient faites, le travail pour lequel j'avais tant peiné : tout n'est que futilité et poursuite du vent, il n'en résulte aucun avantage sous le soleil.

Et moi, je me suis retourné pour voir la sagesse, la démence et la folie. – En effet, que fera celui qui succédera au roi ? Ce qu'on a déjà fait. –

Et moi, j'ai vu ceci : l'avantage de la sagesse l'emporte sur celui de la folie, comme l'avantage de la lumière sur celui des ténèbres ; le sage a des yeux pour voir,
mais l'homme stupide marche dans les ténèbres. Pourtant je sais, moi, qu'un même sort les attend tous les deux.

Je me suis dit : Le sort de l'homme stupide m'attend, moi aussi; pourquoi aurai-je alors montré, moi, davantage de sagesse ? Et je me suis dit que c'est là encore une futilité.

Car le sage ne laisse pas de souvenir pour toujours, pas plus que l'homme stupide ; à mesure que les jours passent, tout est oublié. Le sage meurt bel et bien comme l'homme stupide !

J'ai donc détesté la vie, car pour moi l'œuvre qui se fait sous le soleil est mauvaise, puisque tout n'est que futilité et poursuite du vent. J'en suis venu à me décourager de tout le travail que j'avais fait sous le soleil.

Y a-t-il quelqu'un qui a travaillé avec sagesse, connaissance et succès, voilà que sa part est donnée à quelqu'un qui n'y a pas travaillé. C'est encore là une futilité et un grand mal. En effet, que revient-il à l'être humain de tout le travail et de la préoccupation qu'il s'est donnés sous le soleil ? Tous ses jours ne sont que tourments, ses occupations contrariétés ; même la nuit son cœur n'a pas de repos. C'est encore là une futilité.

Il n'y a de bon pour l'être humain que de manger, de boire et de voir le bonheur dans son travail ; moi, je l'ai vu, cela vient de Dieu.

Ecclésiaste 2, 4-25 (Nouvelle Bible Segond)

vignes alsaceEn cette période de rentrée, où nous nous apprêtons à reprendre les activités, avec peut-être pour certains la boule au ventre, tant les chantiers qui les attendent sont inconnus ou importants ; avec peut-être pour d'autres un goût nostalgique dans la bouche en pensant aux longues journées d'été tranquilles à lézarder, je vous propose de méditer une idée forte, tout à fait originale, qui ne se trouve dans tout l'AT que dans le livre de l'Ecclésiaste.

Alors que partout ailleurs dans l'AT, les occasions de joie sont raccrochées au Seigneur, à la Torah, au quiqayon, ce fameux arbuste qui procura de l'ombre au prophète Jonas, l'Ecclésiaste, détail très intéressant, est le seul à lier la joie au... travail.

Et même rendez-vous compte, pas n'importe quelle joie, pas une joie superficielle et passagère, une sorte d'excitation produisant de la mousse ; non, une joie dense et profonde ; de celle qui est comme une réponse au sentiment de futilité et absurdité que l'on peut percevoir parfois dans son existence.

En effet, après avoir vécu moult expériences, l'Ecclésiaste tire la conclusion suivante : ce qui donne de l'épaisseur et de la saveur à la vie, c'est « de manger, de boire et de goûter le bonheur, la joie dans son travail » (2,24).

Cette phrase est suffisamment intrigante pour que nous nous y intéressions de plus près. Qui sait ? Grâce à elle, nos spleens des lundis de rentrée seront dégonflés, tandis que notre allant à aller au boulot ou reprendre nos activités sera regonflé !

Quand on se penche quelque peu sur ce livre de la Bible, on tombe souvent sur l'expression suivante : «Vanité des vanités, tout est vanité ! ». Le mot hébreu traduit par vanité évoque également la fumée, quelque chose qui n'a pas de substance, quelque chose d'évanescent.

Après avoir accompli de grandes œuvres, bâti des maisons, développé son entreprise, conclu des affaires, amassé de l'argent, le vieux Sage se questionne : toutes ces œuvres accomplies de ses mains, que valent-elles vraiment ? Nous avons là, dans tout le passage que nous venons de réentendre comme les confessions d'une personne qui a été addicte au travail. Cette personne a énormément bossé et finalement, elle se retourne regarde le chemin parcouru. Et une sensation le saisit, celle que tout cela finalement n'a été finalement que simple poursuite du vent ...

Car, voici, dit-il en parlant de lui-même un homme qui a fait son travail, avec sagesse, science et succès : et finalement, toute cette œuvre reviendra à un autre homme qui n'y a pas nécessairement participé. Comment ce dernier en prendra-t-il soin ? Sera-t-il à la hauteur et continuera-t-il de développer l'affaire ? ou non ? Et finalement que reste-t-il à notre homme de tout son travail et de tous ses efforts personnels ? Rien, car quand chacun doit quitter cette rive, il ne peut emmener aucun bagage.

Qu'est-ce que tout ce qui a été accomplit change pour celui qui l'a accompli ? Rien, car quoi qu'ils aient faits, le sage et le fou finissent tous les deux par mourir de la même façon.

En parlant comme il le fait, le vieux sage exprime le sentiment suivant  : les raisons et des motivations qui ont été un formidable levier lui donnant envie de quitter son lit pour aller travailler, eh bien, finalement ces raisons, si elles lui ont permis d'accomplir de grandes choses, aujourd'hui elles ne lui permettent plus de digérer les incongruités que la vie lui sert.

Quand il réalise que le fou et le sage meurt de la même façon, quand il réalise que le fruit de tout son travail arrivera dans les mains de quelqu'un qui n'y a pas participé, il ne peut que ressentir un sentiment de futilité. Tout cela pour ça ? L'équipement intellectuel, sa manière de percevoir l'importance du travail, tout cela lui a donné le courage et la vigueur pour accomplir de grandes choses, mais arrivé là où il en est arrivé, ce même équipement intellectuel, au lieu de l'aider d'aborder ce que la vie lui sert de manière féconde, ce même équipement ne fait que nourrir en lui une certaine amertume.

Arnaché de cet équipement intellectuel, à un moment, il dit même : « je déteste la vie! »(2,17), tant ce que la vie désormais lui sert lui paraît insupportable. Cependant notre vieux sage ne s'arrête pas à ce constat ! Et c'est justement cela qui est intéressant à méditer ! En ce sens l'Ecclésiaste est très différent du cynique !

Le cynique est celui qui, désabusé par son expérience, dit : le monde est vanité. Or, en disant cela, le cynique ne s'inclut pas dans ce monde, il ne remet pas en question sa perception désabusée du monde. Le cynique est celui qui dit : ce monde est incongru, mais ma perception de ce monde, elle, est tout à fait réaliste.

Tandis que l'Ecclésiaste, quand il dit « tout est vanité », il faut bien entendre jusqu'où va ce « tout » : Tout, y compris moi-même ; tout, y compris ma perception désabusée de ce monde incongru. C'est parce qu'il s'inclut dans ce tout que l'Ecclésiaste se révèle être un vrai sage !

En réalisant combien les raisons qui l'ont poussé à travailler le rendaient finalement amer, l'Ecclésiaste ose se remettre en question : bien qu'elles aient été fiables et fécondes, ces raisons et ces motivations ne sont peut-être par le tout de la vie ? Elles ont besoin d'être enrichies, ajustées, travaillées, élargies par d'autres raisons ? Et si finalement le vrai sens de mon travail se trouvait ailleurs ?

En s'investissant dans son travail, l'Ecclésiaste réalise qu'il en a attendu beaucoup, des résultats permanents et stables qu'il aurait pu ensuite sécuriser. Sa déception émerge quand il réalise que la vie manque de satisfaire ses attentes. Cependant, il réalise aussi que la vie sous le soleil est toujours sujette à des incongruités qu'il ne comprendra jamais entièrement.

C'est pourquoi, quand il dit, tout est vanité, c'est comme si le vieux sage reconnaissait qu'il a attendu des choses infinies de la part des choses finies, comme si il a attendu que son travail le satisfasse d'une telle façon, alors qu'un travail sous le soleil ne peut pas répondre à de telles attentes.

C'est pourquoi, dans le but d'être préparé à espérer en ce qui ne déçoit pas, le vieux sage de l'Ecclésiaste sent qu'il doit se dépouiller de ses illusions. Qu'il doit passer par le chas d'une aiguille, c'est à dire perdre espoir en tout chose qui déçoit.

Alors que le cynique se retire et, les bras croisés ne touche plus au monde, le vieux sage de l'Ecclésiaste invite, quant à lui, à une belle aventure : « rien n'est bon pour l'humain, sinon de manger et de boire, de goûter le bonheur, la joie dans son travail. »

C'est seulement après avoir reconnu comme illusion ce qu'il croyait être une vraie raison, c'est seulement après avoir profondément accepté que sa place dans la création est sujette à des frustrations continuelles, c'est seulement après tout cela, qu'il réalise que l'authentique aventure de la vie commence !

L'aventure qui commence, c'est, dans la banalité du quotidien, la banalité du boire, manger et travailler, de reconnaître et savourer les opportunités de joie que Dieu nous donne ici et maintenant. Une joie qui le fait voir autrement les incongruités du quotidien. Car si dans quelques années, ce qu'il a patiemment construit aura été détricoté par celui qui l'a remplacé, au lieu de ressasser son amertume, le vieux sage se rappellera simplement la joie éprouvée au moment où le travail a été accompli, car elle cette joie personne ne pourra la lui ravir ! Car quand tout ce que nous avons construit s'efface et s'évapore que reste-t-il  ? La joie que nous aurons goûtée en vivant ce travail.

buvant travaillantAinsi, en cette période de rentrée, nous invite à nous engager dans notre travail, dans notre quotidien fait de, entre autre, de moments où nous buvons et mangeons, en n'étant pas cynique, mais en cherchant dans ce quotidien les occasions de nous réjouir.

Car même si la vie dans toute sa banalité reste profondément ambigüe, même si notre travail demeure toujours un lieu de contrainte, de contrariété et de stress, l'Ecclésiaste nous invite à les recevoir comme un don du Créateur. Si ce dernier nous l'offre, c'est pour que nous y trouvions une joie intérieure.

Cette vocation est comme un aiguillon qui vient titiller la relation que nous entretenons avec notre quotidien dont le travail en fait partie. Au lieu de nous dire que notre quotidien ne serait qu'une pale apparence très insatisfaisante d'une réalité plus profonde que nous pourrions atteindre par notre travail, au lieu de nous dire que notre quotidien ne serait qu'une chute, un déclin d'une situation paradisiaque qu'on aurait perdu, et que le travail serait un mal nécessaire, une punition suite à cette chute, au lieu de nous dire que notre quotidien est une sorte d'anti-chambre préparatoire, une sorte de tunnel qu'il faudrait se dépêcher de traverser si on veut atteindre un état supérieur,

Bref, au lieu de développer une vision cynique qui dénigrerait le quotidien, l'Ecclésiaste vient lui redonner toute sa dignité. Même s'il est ambigu, plein d'incongruité, ce quotidien demeure digne, parce qu'il a été créé par Dieu. Et si Dieu nous l'offre, c'est pour que nous puissions nous en réjouir.

Ainsi, au cœur de ce quotidien ambigu, le métier qui nous rendra vraiment humain est celui où en mangeant, en buvant et en travaillant, nous goûterons la joie d'être vivant.

Amen

Luc-Olivier Bosset, temple de la rue Maguelone, le 3 septembre 2017.