Voici en effet à quoi le règne des cieux est semblable : un maître de maison qui était sorti de bon matin embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il se mit d’accord avec les ouvriers pour un denier par jour et les envoya dans sa vigne. Il sortit vers la troisième heure, en vit d’autres qui étaient sur la place sans rien faire et leur dit : « Allez dans la vigne, vous aussi, et je vous donnerai ce qui est juste. » Ils y allèrent. Il sortit encore vers la sixième, puis vers la neuvième heure, et il fit de même. Vers la onzième heure il sortit encore, en trouva d’autres qui se tenaient là et leur dit : « Pourquoi êtes–vous restés ici toute la journée sans rien faire ? » Ils lui répondirent : « C’est que personne ne nous a embauchés. — Allez dans la vigne, vous aussi », leur dit–il. Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : « Appelle les ouvriers et paie–leur leur salaire, en allant des derniers aux premiers. » Ceux de la onzième heure vinrent et reçurent chacun un denier. Les premiers vinrent ensuite, pensant recevoir davantage, mais ils reçurent, eux aussi, chacun un denier. En le recevant, ils se mirent à maugréer contre le maître de maison et dirent : « Ces derniers venus n’ont fait qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons supporté le poids du jour et la chaleur ! » Il répondit à l’un d’eux : « Mon ami, je ne te fais pas de tort ; ne t’es–tu pas mis d’accord avec moi pour un denier ? » Prends ce qui est à toi et va–t’en. Je veux donner à celui qui est le dernier autant qu’à toi. Ne m’est–il pas permis de faire de mes biens ce que je veux ? Ou bien verrais–tu d’un mauvais œil que je sois bon ? » C’est ainsi que les derniers seront premiers et les premiers derniers. 

Matthieu 20, 1-16 (Nouvelle Bible Segond)

priorite inversee1. Avec Noël, nous vivons des réjouissances, grâce à des retrouvailles, des échanges de cadeaux et de cartes de voeux ou des moments paisibles à bavarder autour d’un sapin illuminé. Parmi toutes ces réjouissances, il y a une que j’aimerai souligner ce matin. Une belle réjouissance qui nous est donnée en fêtant Noël, c’est celle de devenir des théologiens du rond-point !

Ces derniers temps, nous avons beaucoup parlé des ronds-points parce qu’ils sont devenus des lieus de rassemblement. Cependant, nous avons plus parlé des raisons qui poussaient les gens à se rassembler que du rond-point proprement dit. Qu’à cela ne tienne ! Arrêtons-nous quelques instants pour nous demander ce qu’est un rond-point ? C’est un carrefour où pour que nous puissions avancer, les priorités s’inversent ! Quand nous nous déplaçons, une des principales règles routières est celle de la priorité de droite. Une règle très utile qui permet d’organiser sans heurt la circulation quand nous arrivons à un carrefour où rien n’est indiqué. Cependant, quand nous arrivons à un rond-point, voilà que nous vivons un changement de perspective, puisque désormais, ceux qui ont la priorité, ce ne sont plus ceux qui viennent de la droite, mais de la gauche ! Si ce changement de priorité existe, c’est parce qu’il  est nécessaire pour fluidifier la circulation. A leur création, les ronds-points fonctionnaient avec la priorité de droite. Ce qui provoquait ralentissement et embouteillage. C’est pourquoi, on a eu l’idée d’inverser les priorités. Et là, cela a été beaucoup mieux. La résolution des embouteillages, l’avancée est venue grâce à un changement de priorité !


2. De même dans nos vies, les avancées n’arrivent-elles pas grâce à des changements de perspective ?

Au coeur de notre vie connectée et trépidante, alors que nous sommes immergés dans des flux continus d’informations où sans arrêt l’une chasse l’autre sans que nous ayons  vraiment le temps de l’intégrer, où nous pouvons nous retrouver  immobile voir paralysé au milieu d’un monde sans cesse en mouvement, n’avons-nous pas besoin pour avancer, de vivre un changement de perspective ?

Au coeur de notre vie connectée et trépidante, alors que parfois toute notre énergie est absorbée par le souci de ne pas perdre ce flux d’informations au point que, sans le remarquer, nous sommes emportés dans une direction qui ne correspond pas à nos convictions, les vraies avancées, celles qui nous permettent de sortir des embouteillages, n’arrivent-elles pas grâce à un changement de priorité ? Ainsi dans une vie connectée et trépidante, Noël peut devenir une formidable occasion de vivre la théologie du rond-point, de vivre des avancées, grâce à des changements de priorités.

3. Car dans les récits bibliques, ce qui fait avancer l’histoire de Noël, ce sont justement les renversements de perspective. L’intrigue nous fait bouger parce que le roi tant attendu ne nait pas dans un palais, mais dans une étable ; parce que les premiers à le reconnaître ne sont pas des puissants, mais des personnes  en marge, des bergers…  parce que les premiers à le reconnaître ne sont pas des gens du dedans,  bien installés au coeur de la société, mais des gens du dehors qui viennent de loin, les mages d’orient.

De même dans les nombreux contes inspirés par ces récits bibliques, le mouvement, l’avancée de l’histoire vient souvent d’un « ravis », vous savez un de ces personnages décalés, sur lequel on n’aurait pas misé un kopeck, mais grâce à qui finalement vient le retournement de la situation.  

rab14. Ce matin, ce qui jouera le rôle du « ravis » parmi nous, ce sera cette parabole des ouvriers de la dernière heure, elle qui met en avant un profond renversement de priorité, puisque les premiers seront derniers et les premiers seront derniers.

Comment un tel changement peut-il aujourd’hui nous faire vivre une avancée ? Au prime abord, la réponse ne vient pas de soi ! Car ces ouvriers qui râlent et qui rouspètent, on les comprend si bien !

À la fin de la journée, ces ouvriers qui ont travaillé tout le jour reçoivent le salaire convenu. Au fond, ils ne sont pas floués. Les conditions de la justice, et c’est important de le souligner, sont remplies. Le maître leur donne ce qu’ils avaient ensemble convenu et qui représentait un salaire tout à fait honorable pour l’époque. Donc, ces ouvriers satisfaits auraient dû repartir tranquillement se reposer chez eux.

Pourquoi réagissent-ils ainsi ? Parce qu’en voyant que les autres ouvriers, tous ceux arrivés bien plus tard qu’eux dans la vigne, recevaient le même salaire qu’on leur avait promis, ils ont commencé à s’imaginer plein de choses. En patientant dans la file, ils se sont mis à espérer que si le maître était aussi bon avec ceux qui étaient arrivés tard, ils allaient eux aussi en profiter. Ils allaient certes eux aussi recevoir le denier convenu, mais peut-être même qu’ils allaient recevoir bien plus, une prime aussi incroyable que ce maitre à la générosité incroyable !

Mais voilà que non ! Leur désolation vient d’être traité comme tout le monde.

Au lieu de se réjouir que les autres aient bénéficié d’une largesse, ils en veulent au maître de n’avoir pas été aussi généreux avec eux. L’égalité de salaire correspond pour eux à une injustice, car elle correspond à une inégalité de traitement.   

5. Quand on aborde de cette façon cette parabole, le renversement de perspective affirmant que les derniers seront premiers et inversement, loin de nous faire avancer dans une autre compréhension de la vie, nous semble particulièrement injuste et choquant !

Cependant, est-il possible de vivre un changement de perspective qui nous permettant de voir les choses sous un autre angle ? Pour cela, je trouve tout à fait intéressant de la comparer avec une autre parabole qui circulait à la même époque et qui racontait la même histoire.

Or dans cette autre histoire racontée par Rabbi Zeera quand les ouvriers se plaignent de recevoir le même salaire, le roi leur répond : si les autres ouvriers reçoivent autant que vous, c’est parce qu’ils ont fait « plus en deux heures que vous durant toute la journée. ». Là dans cette autre parabole, l’égalité de salaire est liée au mérite. Un argument totalement absent de notre parabole évangélique. La comparaison des récits permet de faire ressortir la pointe de notre parabole évangélique.

La générosité du maître ne s'y justifie pas par un quelconque mérite. L’égalité de salaire ne repose pas sur une disposition particulière des ouvriers. L’octroi d’un plein salaire pour une seule petite heure ne se fonde que sur une volonté bonne de la part du maître.

rab2C’est cela la pointe que veut mettre en avant cette parabole. Avec cette pointe, nous arrivons à un rond-point où les priorités s’inversent.

Nous étions entré dans cette histoire avec une conception très claire de ce que doit être la justice, une justice qui est liée au mérite. Effectivement, pour que nous avancions tous dans la vie, pour que nous puissions mener notre barque en gardant la tête hors de l’eau, il faut que nous puissions recevoir une juste récompense à notre travail. Tant que cette justice-là ne sera pas acquise, il nous faut écouter et discuter avec les ouvriers de la première heure qui sont mécontents.

Cependant, si nous recevons un digne salaire et que nous avons de quoi vivre, mais que notre esprit est acrimonieux parce que notre voisin gagne plus que nous, ne nous serait-il pas bon de vivre un changement de perspective afin que nous puissions avancer et faire notre vie, au lieu d’être obnubilé par ce fameux voisin ?

Quand à la question «  quel serait pour vous le salaire idéal », la réponse devient « 20 pour cent de plus que mon voisin », ne serait-il pas bon pour continuer d’avancer libre et heureux dans la vie, de vivre un changement de perspective ?

Or cette parabole nous fait vivre un tel changement de perspective quand elle nous rappelle que la priorité dans la vie, ce n’est pas d’être le premier, celui qui gagne plus. Mais c’est d’accepter de dire oui à l’appel, même quand celui-ci arrive à la dernière heure.


6. Cette parabole devient un cadeau de Noël quand elle nous fait entendre cette bonne nouvelle : ce qui fait avancer, ce n’est pas uniquement le salaire, mais le fait d’être appelé et d’être reconnu quelque soit le travail que l’on accomplit dans la vigne. Ce qui fait avancer, ce n’est pas de ne compter que sur ses prérogatives, mais c’est de fonder son existence sur la générosité gracieuse d’un Maître dont l’intention première est de  nous appeler à la vie.

Amen

Luc-Olivier Bosset, le 23 décembre 2018 au Centre Oecuménique de Jacou.

Première image : AvdL (St-Drézery, 25-12-2018, retouche miroir horizontal); deuxième et troisième image d'unsplash.com.