Pendant qu’ils étaient en chemin, quelqu’un lui dit : Je te suivrai partout où tu iras. Jésus lui dit : Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où poser sa tête. Il dit à un autre : Suis-moi. Celui-ci répondit : Seigneur, permets-moi d’aller d’abord ensevelir mon père. 60Il lui dit : Laisse les morts ensevelir leurs morts ; toi, va-t’en annoncer (à la ronde)  le règne de Dieu. Un autre dit : Je te suivrai, Seigneur, mais permets-moi d’aller d’abord prendre congé de ceux de ma maison. Jésus lui dit : Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas bon (n’est adapté) pour le royaume de Dieu. » 

Mt 8.19-22 (nouvelle bible Segond)

lob01032020 11.  « Il dit à un autre : Suis-moi.  Celui-ci répondit : Seigneur, permets-moi d’aller d’abord ensevelir mon père. Il lui dit : Laisse les morts ensevelir leurs morts ; toi, va annoncer à la ronde  le règne de Dieu. »

Qui ici ne sent pas questionné, dérangé, bousculé par la radicalité des paroles mises dans la bouche de Jésus ?  

Quand un proche décède, d’autant plus quand ce proche est notre père, ne sommes-nous pas prêt à mettre en berne toutes les autres priorités de notre agenda ? Ne sommes-nous pas prêts à sauter dans le premier avion pour franchir le plus rapidement possible de longues distances ?  

En remettant en question une telle logique, l’Évangile nous trouble. Cela ne nous semble pas être une attitude saine et humaine que de contester la priorité  à ensevelir  ceux qui nous ont mis au monde.   

À ce niveau là, l’attitude du prophète Elie dans un autre épisode biblique  (1 Roi 19, 19-21) nous parait beaucoup plus naturelle et saine. Elie appelle Elisée à le suivre. Ce dernier lui répond : « laisse-moi, je te prie, embrasser mon père et ma mère, et je te suis ».  Au lieu de contester sa demande, Elie réagit en lui disant : va et reviens.  Et les choses se passent tranquillement. Elisée va et revient, puis deviens par la suite le digne successeur du prophète Elie.  

Pourquoi l’évangile, au lieu de permettre que les choses se vivent tranquillement, pourquoi l’évangile vient-il jeter le trouble dans notre esprit ? Pourquoi vient-il contester des priorités qui nous semble évidentes, naturelles ? Oui, pourquoi ??  

2. Pour répondre à cette question, prenons le temps de cheminer pas à pas avec ce passage de l’évangile. 

Premier pas : il est tout à fait intéressant de souligner que ce passage commence,  non pas par l’injonction radicale de Jésus, mais par un appel : « suis-moi ».  Au début de ce passage, nous avons une personne qui, alors qu’elle est prise au milieu de ses occupations, est rencontrée par un appel.Certes, cet appel vient bousculer l’ordre, le cadre et l’organisation d’une vie.

Mais, c’est un appel qui est bonne nouvelle,  c’est l’appel à choisir la vie, à entrer dans la joie, l’appel à vivre de la grâce de Dieu. Sur le fond, nous sommes tous d’accord  pour normalement répondre « oui » à cet appel. 

Cependant, dans ma situation concrète, répondre oui, cela va me faire prendre quel chemin ? cela va me faire vivre quel changement précis ?  Si répondre  « oui, oui » à l’appel de la vie de manière générale est aisé, y répondre de manière précise et concrète, dire un oui convaincu et décidé l’est beaucoup moins. 

C’est pourquoi, souvent nous nous disons :  Quand nous aurons la tête moins prise par tout ce que nous sommes en train de faire, alors nous aurons du temps pour aborder tranquillement cet appel. Du coup, nous le mettons de côté, en accomplissant d’abord des choses qui nous paraissent plus faciles et évidentes, en attendant d’avoir le temps et d’être disponible pour réfléchir tranquillement à cette question lors du prochain week-end, ou des prochaines vacances, ou de la retraite. 

Sauf que le week-end arrive, que les vacances arrivent, que la retraite arrive et que là, nous sommes habités par d’autres envies plus légères. Nous avons envie de nous détendre, plutôt que de nous confronter à des questions aussi profondes et complexes que l’appel à choisir la vie. Du coup,  nous remettons  tout cela à plus tard… 

Face à cette réalité, la Bonne Nouvelle de l’Evangile, c’est de nous rappeler que, quelle que soient nos excuses et nos réactions, l’appel « suis-moi », l’appel de la vie ne tarit pas. Ce n’est pas parce que nous le mettons de côté que lui nous  met de côté. Ce n’est pas parce que nous l’oublions qu’il nous oublie. 

À chaque moment, il s’offre à nous. Par sa persistance, l’appel « suis-moi »  nous redonne toujours l’occasion de choisir la vie. 

lob01032020 23. Faisons un Deuxième pas  en cheminant avec ce passage de l’évangile.  

Dans la phrase « Laisse les morts ensevelir leurs morts », je trouve intéressant de rappeler que le mot grec pour parler de « mort » est vekrous qui en français a donné notre mot « nécrose ». Quelque chose de nécrosé, c’est quelque chose qui est là, qui fait partie du quotidien, mais qui est devenu sans vie, inerte. En anatomie, nous parlons de nécrose pour qualifier la mortification d’un organe, alors que le reste de l’organisme continue de vivre. 

Voilà où tous les « d’abord » que nous nous imposons peuvent  parfois nous conduire : à la nécrose. 

En me laissant être arrêté par cette phrase de l’évangile, j’y ait entendu ceci : ce que conteste cette phrase, ce n’est pas le fait que nous ensevelissions nos morts. C’est tout à fait humain et sain de prendre le temps de le vivre et de l’accomplir.  

Non, ce que conteste cette phrase, c’est d’accomplir cet acte en pensant qu’il me faut d’abord enterrer mon père pour ensuite pouvoir répondre à l’appel de la vie. Or pourquoi est-ce que je ne pourrai pas en ensevelissant mon père répondre oui à l’appel de la vie ? Pourquoi me faut-il mettre un d’abord ? 

En m’imposant de tel d’abord,  je ne laisse pas l’appel de la vie venir irriguer tout ce que je dois vivre,  même les épreuves les plus lourdes comme celle d’ensevelir son père. Au contraire, je compartimente cet appel de la vie. Je le domestique. Je le range bien sagement dans une case en me disant que ce n’est pas le moment de m’en soucier maintenant, et que je m’en occuperai après. 

En m’imposant de tels d'abord, en domestiquant l’appel de la vie, je laisse des parties de mon existence se nécroser. 

« Permets-moi d’aller d’abord ensevelir mon père »

« Laisse les morts ensevelir leurs morts »

En prenant le contre-pied d’une demande qui parait évidente, l’évangile est porteur d’une radicalité troublante. Si l’évangile nous trouble, c’est parce qu’il nous invite à  remettre en cause même les d’abord qui nous semble être les plus évidents.  Même quand tu ensevelis ton père, tu n’es pas condamné à t’enfermer dans un cimetière. 

Si l’évangile nous trouble, c’est pour que nous puissions accomplir tout ce qui doit être accompli, non pas en étant enfermé dans une logique nécrotique, mais en restant vivant et aimant.  

lob01032020 34. Faisons  à présent un troisième pas dans notre cheminement avec ce passage de l’évangile. 

« Laisse les morts ensevelir leurs morts ; toi, va annoncer à la ronde le règne de Dieu. »

Plus je médite ce passage de l’évangile, plus une chose me surprend. Il n’y a pas une opposition entre la première et la deuxième partie. Il n’est pas écrit : laisse les morts ensevelir leurs morts, tandis que toi, va plutôt annoncer le règne de Dieu. 

Non, il est simplement dit : laisse les morts ensevelir leurs morts, … toi va annoncer à la ronde le règne de Dieu. Que retenir de cette manière d’exprimer les choses ? 

Eh bien, pour rester vivant, il n'y a pas lieu de s’opposer frontalement aux logiques nécrotiques, il n’ y a pas lieu d’entretenir un jugement, une critique, une plainte vis à vis d’elle. Il y a simplement lieu de répondre à l’appel de la vie et de poursuivre son chemin. Certes, les logiques nécrotiques chercheront à nous rattraper, à nous retenir, à nous culpabiliser. Or au lieu de s’enferrer dans une telle nasse, l’évangile nous invite simplement à partir.   

Juste aux  versets qui précèdent le passage que nous méditons ce matin, il est question d’un village qui n’accueille pas Jésus et ses disciples. Jacques et Jean agacés par de telles attitudes veulent en découdre. Ils bombes le torse et disent : « Seigneur veux-tu que nous commandions au feu de descendre du Ciel » afin d’exterminer tous ces renégats ? 

Et là Jésus, au lieu de se laisser être aspiré par leur colère,  au lieu de dresser la bannières et de partir bille en tête combattre ceux qui leur résistent, tranquillement, mais fermement,  change d’orientation, et entraine tous ceux qui veulent le suivre  vers un autre village. 

De même,  rester vivant implique, non pas de chercher d’abord à résoudre tous les problèmes soulevés par les logiques nécrotiques, mais de simplement nous lever lorsque surgit l’appel de vie et de poursuivre tranquillement, mais fermement le chemin  que nous ouvre  cet appel.

5. Ce matin, en écoutant la radicalité troublante de l’évangile, je vous ai proposé de cheminer.  

  • de cheminer en osant remettre en  question tous les d’abord que nous dressons lorsque l’appel de la vie surgit 
  • de cheminer  ensuite en apprenant à accomplir tout ce qui doit être accompli en restant vivant et aimant
  • de cheminer enfin en poursuivant tranquillement, mais fermement notre route ouverte par l’appel de la vie

Car une chose est sûre et certaine : quelles que soient nos réactions et nos réponses, l’appel de la vie persiste. Quelles que soient nos réponses d’hier, nos hésitations d’aujourd’hui, l’appel de la vie se renouvelle chaque matin. Il nous dit : « suis-moi »

Amen

Luc-Olivier Bosset, le 1er mars 2020, La Margelle, Montpellier
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