Nous sommes dans le dernier chapitre de l’évangile selon Jean. Après le choc de la crucifixion, les disciples endeuillés reprennent leur quotidien. Ils vont pêcher. Leurs efforts demeurent stériles jusqu’à ce que sur le rivage surgisse une Présence qu’ils ne reconnaissent pas, une présence qui les invite à jeter leur filet à un autre endroit. Ce qu’ils font et la pêche devient abondante.  

Lorsque les disciples furent descendus de leur barque et posèrent pied à terre, ils voient là un feu de braises, du poisson posé dessus, et du pain. Jésus leur dit : Apportez quelques-uns des poissons que vous venez de prendre. Simon Pierre monta dans le bateau et tira à terre le filet, plein de cent cinquante-trois gros poissons ; et quoiqu’il y en eût tant, le filet ne se déchira pas. Jésus leur dit : Venez déjeuner. Aucun des disciples n’osait lui demander : Qui es-tu, toi ? Car ils savaient que c’était le Seigneur. Jésus vient, prend le pain et le leur donne, ainsi que le poisson. C’était déjà la troisième fois que Jésus se manifestait à ses disciples depuis qu’il s’était réveillé d’entre les morts. Après qu’ils eurent déjeuné, Jésus dit à Simon Pierre : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? Il lui répondit : Oui, Seigneur ! Tu sais bien, toi, que je suis ton ami ! Jésus lui dit : Prends soin de mes agneaux. Il lui dit une deuxième fois : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Pierre lui répondit : Oui, Seigneur ! Tu sais bien, toi, que je suis ton ami ! Jésus lui dit : Sois le berger de mes moutons. Il lui dit pour la troisième fois : Simon, fils de Jean, es-tu mon ami ? Pierre fut attristé de ce qu’il lui avait dit pour la troisième fois : « Es-tu mon ami ? » Il lui répondit : Seigneur, toi, tu sais tout ! Tu sais bien, toi, que je suis ton ami ! Jésus lui dit : Prends soin de mes moutons. Amen, amen, je te le dis, quand tu étais plus jeune, tu passais toi-même ta ceinture et tu allais où tu voulais ; mais quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et un autre te passera ta ceinture pour te mener où tu ne voudras pas. Il dit cela pour signifier par quelle mort Pierre glorifierait Dieu. Après avoir ainsi parlé, il lui dit : Suis-moi. En se retournant, Pierre voit le disciple que Jésus aimait, celui qui, pendant le dîner, s’était penché tout contre sa poitrine pour lui demander : « Seigneur, qui est celui qui te livre ? » Lui aussi suivait. En le voyant, Pierre dit à Jésus : Et celui-ci, Seigneur ? Jésus lui dit : Si je veux que lui demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi. 

lob070520 1Jean 21, 9-22 (nouvelle bible Segond)

1. Au dernier chapitre de l’évangile selon Jean, nous voyons les disciples reprendre la vie ordinaire. Quelques versets plus hauts, ces mêmes disciples avaient été décrits confinés chez eux, n’osant plus sortir, tant rodait autour d’eux une menace diffuse, inflammable et multiforme risquant de les emporter comme elle avait englouti Jésus. Cependant avec le temps qui passe, la vie quotidienne reprend ses droits. Tirés par Pierre, les disciples retournent au travail. Ils pêchent. 

Leur vie reprend, cependant dans les soubassements profonds de cette vie, leur confiance est ébranlée. La crise qu’ils viennent de vivre a chamboulé tellement de points de repère ! 

Leur vie reprend, mais ce n’est pas la vie d’avant. La poussière soulevée par le mauvais moment qu’ils viennent de passer ne s’époussette pas facilement. Au contraire, cette poussière est tenace. Elles les imprègne, elle les marque.  

Leur vie reprend donc, mais il leur faut désormais apprendre à vivre avec tout ce qui vient de se passer. Il faut pour ces disciples continuer de vivre, en acceptant que tout a été cabossé, en apprenant à gérer les fissures et les fêlures occasionnées par cette crise. 

2. Aujourd’hui, pour nous aussi, alors que la vague épidémique semble passée, nous allons renouer progressivement avec la trame de la vie quotidienne. Cependant, si la vie va reprendre, dans nos soubassements profonds, pour nous aussi la confiance  est ébranlée. 

Aujourd’hui, la vie reprend, mais ce n’est pas la vie d’avant qui reprend, car pendant de longs mois encore, il va nous falloir apprendre à vivre avec ce virus, vivre malgré ce virus. Dans bien des domaines, social, relationnel ou économique, il va encore impacter durablement notre quotidien, chambouler des points de repères habituels.

Et puis à présent, il va nous falloir apprendre aussi à voguer sur un océan d’incertitudes :  

Comment nos artisans, nos commerçants, nos entrepreneurs, nos cafetiers vont-ils absorber l’onde de choc provoquée par un arrêt brutal et prolongé de toute activité ? 

Quelles leçons allons-nous retirer de cette crise quant à notre mode de vie contemporain ? 

Quels changements allons-nous vivre dans notre manière de nous soigner, de nous déplacer, de nous nourrir, de travailler ? 

Quels courants d’idées vont réussir à agréger les attentes politiques qui émergent pour ensuite proposer des formes concrètes d’engagements ? 

Pour pouvoir forger des réponses à la hauteur de ces questions, il serait tellement plus agréable qu’au soubassement de notre vie, la confiance soit stable et posée. Car ainsi, la confiance serait un socle sur lequel nous pourrions nous appuyer pour rebondir et envisager lucidement chacun de ces défis. 

Mais, voilà, si cette crise est aussi importante, c’est parce que justement, elle a réussi à s’insinuer jusqu’en notre for intérieur pour ébranler cette confiance profonde. Et à cause de cet ébranlement, un précieux point d’appuis nous manque. 

En ce sens, nous sommes comme ces disciples du dernier chapitre de l’évangile selon Jean. Nous reprenons la vie quotidienne, nous travaillons, mais notre lucidité est trouble. Elle est comme voilée, car dans nos soubassements profonds, la confiance est ébranlée. 

lob070520 23. Quand un tel ébranlement nous saisit, il est bon de nous arrêter et de méditer l’évangile. Car l’évangile a beau nous raconter des récits étranges, à distance de notre quotidien, quand nous le laissons nous attirer dans son histoire, quand nous acceptons que ses questions deviennent pour un moment le centre de notre attention, alors l’évangile se révèle être un ami tout à fait surprenant. 

Vous savez, un de ces amis qui après vous avoir fait faire un décrochage, après vous avoir emmené loin arpenter des territoires inconnus, vous ramène dans votre quotidien avec un esprit plus affuté vous permettant d’affronter ce qui vous ébranle et vous trouble sans perdre de vue l’essentiel. 

Or l’évangile de ce jour, que nous raconte-t-il ? 

Au prime abord, ce récit semble nous raconter un épisode superfétatoire !  En effet, il n’a pas fallu attendre ce feu de braise et ces trois questions de Jésus à Pierre pour que ce dernier reprenne sa vie quotidienne. 

Tout ce que Pierre avait jusque là vécu, reçu, éprouvé lui avait donné suffisamment de ressources pour qu’il soit capable d’affronter la crise sans être terrassé par elle. Le récit nous montre donc un Pierre dynamique, entrainant même ses compagnons dans la reprise du travail de la pêche.  

Cependant, quand nous dressons l’oreille, nous percevons que si Pierre est actif, il est aussi fébrile. Une question insistante suffit à lui faire perdre sa contenance. Lorsqu’il entend pour la troisième fois « Simon fils de Jean m’aimes-tu ?», sa belle énergie s’évapore. Un trouble le saisit, le rendant absent et triste. 

Or précisément, c’est parce que ce récit met en scène ce trouble qu’il n’est pas superfétatoire, mais qu’il se révèle être un ami précieux. 

Car en écoutant ce récit, nous apprendrons à ne pas banaliser nos ébranlements profonds.

Après une crise, nous pouvons certes reprendre notre vie en n’écoutant pas le trouble qui nous tenaille à l’intime. Cela ne nous empêchera pas de faire bien des choses, mais cependant, nous avancerons fébriles, vers notre avenir, en étant distrait et disloqués, la tête ailleurs, pas nécessairement attentif à l’essentiel. 

Pour vraiment rencontrer notre avenir, ce récit nous dit qu’il y a besoin que nous nous intéressions aussi à cet ébranlement profond, que nous écoutions les questions qu’il soulève en nous.

Certes, cette écoute va ralentir notre marche, mais cette écoute va être aussi un élément essentiel permettant de poser notre démarche. 

4. Donc, dans le récit évangélique de ce jour, nous retrouvons un Pierre ralenti. Lui qui  a fait preuve jusque là d’une belle énergie, en repartant travailler dans son quotidien et en  entrainant ses compagnons avec lui, le voilà étrangement confronté à une scène lui rappelant de mauvais souvenirs. 

Un feu de braise, une triple question… Ces éléments, somme tout assez banals pour tout un chacun, activent chez lui un trouble profond. Car ces éléments ont un lien précis avec son parcours.

Dans tout l’évangile selon Jean, le mot grec « feu de braise » ne revient que 2 fois. La première au chapitre 18 quand on nous raconte que Pierre renie Jésus et ici. Une correspondance qui souligne combien ce qui va se jouer maintenant est en résonance avec ce qui s’est joué à ce moment-là.

Cependant, la manière dont les choses se passent autour de ce deuxième feu de braise est salutaire. Si Pierre est remis en contact de sa faille, c’est pour que le trouble intime soit dissipé, pour que la confiance profonde soit rétablie.  

Après avoir renié trois fois Jésus alors qu’il avait dit qu’il ne le ferait jamais, Pierre aurait pu passer le restant de ses jours à se culpabiliser et se morfondre. Or pour éviter que Pierre ne ressasse cette faille et ne s’identifie à elle, par trois fois également Jésus lui pose une seule et unique question : m’aimes-tu ?

Trois fois comme s’il voulait perforer la croute de remords et faire entrer dans la tête lourde de Pierre la seule question qui vaille. 

En répétant avec insistance cette question, Jésus pousse Pierre à se centrer sur elle. A s’accrocher à elle et y voir là, la question essentielle à partir de laquelle sortir de tout ressassement, de toute vie tournée vers le passé et entrer dans le premier jour d’une nouvelle situation.

Aujourd’hui, alors que la vie reprend et qu’il te faut apprendre à vivre avec ton reniement, malgré ton reniement, est-ce que tu m’aimes assez pour que cela change ta vie ?

Plus Pierre la méditera cette question, plus il réalisera que l’essentiel, quand il aborde une nouvelle situation, ce n’est pas de capitaliser sur ce qu’il a déjà pu faire ou de se morfondre de ce qu’il n’a pas réussi à faire, mais l’essentiel se situe dans la réalité de l’amour qu’a le Christ pour lui.   

L’insistance de Jésus produit un basculement salutaire chez Pierre. Désormais, pour affronter son avenir, il ne s’en remet plus à ses propres forces, mais à cette confiance : «  Toi Seigneur, tu sais toutes choses. » 

La crise en révélant combien Pierre n’avait pas été capable de tenir son serment l’avait laissé échaudé et fébrile. Désormais sa confiance intime est à nouveau réancrée. Cette confiance est désormais de nouveau stable et posée, parce qu’elle n’est plus auto-ancrée, ancrée en Pierre et dans les capacités qu’il pense avoir, mais sa confiance est désormais à nouveau stable, parce qu’elle est théo-ancrée, c’est à dire ancrée dans la réalité de l’amour qu’a Dieu pour lui. « Toi Seigneur, tu sais toutes choses. »

lob070520 3Autour de ce deuxième feu de braise, Pierre est remis d’aplomb. Il vit un grand moment de vérité où grâce à un authentique face à face, il se réconcilie avec son parcours chaotique. 

L’ébranlement intime est dépassé, parce que ce parcours est d’une part reconnu, assumé, mais aussi parce que, d’autre part, ce parcours est définitivement mis derrière lui. Et que devant lui, Pierre a une conscience vive de la seule question qui vaille. 

Grâce à ce face à face authentique, Pierre a l’esprit libéré pour désormais aborder les défis actuels non pas de manière fébrile, mais de manière posée et réfléchie. 

Étant au fond de lui établi dans la confiance, Pierre peut désormais apprendre à voguer sur un océan d’incertitudes en ne perdant pas de vue l’essentiel. 

5. Il est temps de conclure. 

Notre compagnonnage avec l’évangile a forgé en moi cette conviction :  

C’est vrai qu’aujourd’hui, la vie reprend. Il va nous falloir apprendre à vivre ce virus.

Cependant, le Seigneur est là. Encore et toujours, il nous invite autour du feu de braise à un face à face authentique où, dans la vérité, nous revisitons tout ce qui nous ébranle pour ensuite le laisser tranquillement derrière nous.

C’est vrai aujourd’hui, il va nous falloir apprendre à voguer sur un océan d’incertitudes. 

Cependant, le Seigneur est là. Il travaille pour que nous ayons l’esprit libéré, prêts à rencontrer l’avenir sans perdre de vue l’essentiel. 

Amen 

Luc-Olivier Bosset, le 7 mai 2020 dans le studio de Joël.
Crédit images: AvdL (mai 2020)