Ils partirent de là, et traversèrent la Galilée. Jésus ne voulait pas qu'on le sût. Car il enseignait ses disciples, et il leur dit: Le Fils de l'homme sera livré entre les mains des hommes; ils le feront mourir, et, trois jours après qu'il aura été mis à mort, il ressuscitera. Mais les disciples ne comprenaient pas cette parole, et ils craignaient de l'interroger. Ils arrivèrent à Capernaüm. Lorsqu'il fut dans la maison, Jésus leur demanda: De quoi discutiez-vous en chemin? Mais ils gardèrent le silence, car en chemin ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand. Alors il s'assit, appela les douze, et leur dit: Si quelqu'un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur de tous. Et il prit un petit enfant, le plaça au milieu d'eux, et l'ayant pris dans ses bras, il leur dit: Quiconque reçoit en mon nom un de ces petits enfants me reçoit moi-même; et quiconque me reçoit, reçoit non pas moi, mais celui qui m'a envoyé.

ed 190821 1Marc 9, 30-37 (traduction LSG)

Introduction

N’est-ce pas étonnant de lire un tel texte du jour, en ce culte de rentrée de secteur, de rentrée de l’éveil biblique, de l’école biblique et d’un baptême de 2 petites filles ? Honnêtement, on aurait voulu le faire exprès, nous n’aurions pas trouvé mieux, vous ne pensez pas ? Voilà un texte biblique que nous aimons citer et utiliser pour argumenter l’accueil des enfants dans les paroisses, tout comme d’ailleurs pour argumenter le baptême des jeunes enfants.

Les enfants en paroisse… N’est-ce pas là un vaste sujet de discussion dans l’Eglise ? Nous en parlons souvent à l’approche de la rentrée : combien y aura-t-il d’enfants cette année à l’école biblique ou au KT ? Seront-ils assez pour lancer l'Éveil biblique ?

Ou encore cette question, au ton préoccupé à peine caché : avez-vous vu des enfants ces derniers temps ? De mon temps, ils étaient 50 !

Un peu comme s’il y avait un lien entre la grandeur de la paroisse, de l’Eglise et le nombre d’enfants qui la côtoient. Parce que, soyons tout à fait honnêtes, nous ne pouvons pas nous empêcher de mesurer notre Eglise, à partir du nombre d’enfants mais encore d’autres indicateurs : la taille du temple, le nombre de personnes aux cultes, le nombre de baptêmes et confirmations à Pentecôte, le nombre d’inscriptions aux différents groupes, le budget annuel de la paroisse ou encore la contribution financière à la région. A chaque fois, la question sous-jacente est toujours la même : sommes-nous assez grands ? Sommes-nous plus grands que le ou les voisins ?

Car en étant plus grande que la paroisse d’à côté, on est sûr que l’on est plus important, c’est certain, on tiendra ! En ayant plus d’enfants que la paroisse d’à côté, on est sûr que l’Eglise sera toujours là dans 20 ans, avec cette nouvelle génération !

Mais c’est bien vite oublier les aléas de l’histoire des humains. C’est bien vite oublier la liberté de tout un chacun de vivre comme il l’entend, de s’inscrire ou non dans une paroisse. C’est bien vite oublier que l’Eglise ne fait qu’annoncer, seul Dieu touche les cœurs.

Qui est le plus grand ?

Classer, comparer pour trier ou se rassurer. Voilà ce que nous faisons pour nos paroisses mais voilà aussi ce que nous faisons dans nos vies, dans nos quotidiens. Classer, comparer pour trier ou se rassurer. Voilà ce que faisaient ces disciples au début du texte de ce matin.

« Lorsqu'[Jésus] fut à la maison, il se mit à leur demander : A propos de quoi raisonniez-vous en chemin ? Mais eux gardaient le silence, car, en chemin, ils avaient discuté pour savoir qui était le plus grand. »

Oui, voilà que les disciples raisonnent et discutent entre eux. Ils raisonnent et discutent. Ces deux termes, dans le grec du texte, peuvent aussi signifier, faire des comptes ou trier. Ainsi, la façon de raisonner des disciples, c'est de faire du tri, compter, classer. Ils sont pris dans le tourbillon de la comparaison. Car pour être le plus grand, il faut l'être en comparaison aux autres, il faut pour cela regarder les autres, les observer, les analyser… mais il faut surtout que les autres soient plus petits, pour être le plus grand.

Étrange écho à nos vies, n’est-ce pas ? Notre quotidien est pétri de cette dynamique. Pour être quelqu'un de puissant, de talentueux, d'intelligent, il faut l'être en comparaison aux autres. Les notes, si elles servent à l’élève pour connaître son évolution, elles finissent toujours par produire des classements. Les statuts sociaux, les salaires, les performances sont souvent calibrées et quantifiées par rapport aux performances des autres… pour produire là encore des classements.

Face à cela, face à ce raisonnement, Jésus répond aux disciples : « Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » Il renverse complètement la logique en apportant une opposition on ne peut plus frontale. Vous voulez savoir qui est le plus grand ? Eh bien c’est facile : les premiers deviennent les derniers. A vos tablettes ! … Oui, avec une telle réponse de Jésus, on peut comprendre que pour être en haut du classement, il faut accepter d'être tout en bas. Haut du classement, bas du classement : avec une telle vision littérale, on ne sort alors pas de cette dimension de classement. Et là, peut-être votre réflexe de lecteur et lectrice du texte biblique se réveille : est-ce vraiment ce que nous dit le texte grec ?

Lorsque Jésus parle de “premier”, il emploie le terme “protos” : le grec mentionne bien une question de rang social comme on pourrait s'y attendre, vue la discussion. Mais lorsque Jésus parle de “dernier”, il emploie le terme “eschaton” : il ne s’agit plus d’une référence à un rang social mais d’une référence à ce qui est à l'extrémité, que ce soit géographique ou temporel. Ainsi, on pourrait traduire « le dernier de tous » par « l'extrémité de tous ».

Ainsi, en y regardant de plus près, par sa réponse, comme si souvent, Jésus décale la question, il invite à sortir d’une logique de classement, il nous invite à aller à une extrémité qui nous fait sortir de ces classements.

Peut-être arrive-t-il aux plus jeunes d'entre nous d'utiliser le préfixe « méga » pour désigner quelque chose de sympa. Par exemple, c'est « méga cool », « c’est méga bon ». Méga c'est justement le terme grec pour dire « grand » dans notre texte. Il existe un autre préfixe pour parler de quelque chose de chouette, on peut dire : « c'est extra ». Dans ce cas, on parle de quelque chose d'extraordinaire, qui sort de l’ordinaire et des classements établis.

Eh bien, dans notre texte, Jésus invite à décaler les choses, pour préférer l’« extra » au « méga ». Il préfère désigner quelque chose qui sort du cadre et du classement, plutôt que quelque chose qui renforce nos représentations de ce qui est grand ou non. Parce que, in fine, dans la logique de Dieu, le petit n’est pas petit et le grand n’est pas grand : dans la logique de Dieu, il n’y a plus de classement car nous sommes toutes et tous face à lui, au même rang, enfants de Dieu et c’est tout.

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Voir l'invisible

Enfant de Dieu. Enfant. Revoilà notre fameux verset : « Jésus prit un enfant, le plaça au milieu d'eux et, après l'avoir pris dans ses bras. »

Rappelons-nous donc que Jésus et ses disciples sont dans une maison, et au milieu de son enseignement sur les mégas et les extras, Jésus prend cet enfant. L'enfant était donc déjà là. Peut-être même écoutait-il. Cependant, si Jésus ne l'avait pas mis au milieu du groupe, peut-être que personne ne l'aurait remarqué. Ce qui est sûr c'est qu'aucun lecteur de l'évangile n'aurait pu se douter qu'il fût présent. Jésus a rendu visible ce qui était jusqu'alors invisible.

Il nous paraît aujourd'hui mignon et même essentiel d'accueillir les enfants au milieu de nos assemblées, de nos réunions. Mais il s'agit de bien autre chose ici, dans le Nouveau Testament, car les catégories sociales, à l'époque de Jésus, n'étaient pas du tout les mêmes qu'aujourd'hui. Si bien que les enfants étaient à peine considérés, ils faisaient partie de la même catégorie que les esclaves ou que les femmes, c'est-à-dire celle des invisibles, des sans valeurs, des négligeables. En mettant cet enfant au milieu d’eux, Jésus a rendu visible ce qui était jusqu’alors invisible, à plus d’un titre.

Le terme traduit par enfant, peut aussi désigner le jeune serviteur. Cet enfant donc, ce jeune serviteur, c'est bien celui qui est à l'extrémité du classement, celui qui est le dernier, l'exclu. Ainsi, Jésus, après l’enseignement théorique, est passé à la pratique : cet enfant en étant placé au centre de l'assemblée, devient bien le premier, c'est celui par qui la logique de classement est brisée. Les disciples réfléchissaient en fonction de ce qu’ils considéraient, voyaient, remarquaient… Et Jésus bouleverse leurs réflexions en rendant visible cet enfant, invisible jusque-là dans leur vision.

Ainsi, il continue de décaler sa réponse : il ne s'agit pas de chercher un nouveau moyen pour être le premier, en trouvant le moyen d’être le dernier ; il s'agit avant tout de reconnaître celui ou celle qui était jusqu'alors négligé, invisible, pour en faire le premier. Il s'agit de changer son regard sur ce qui nous entoure pour que puissent se révéler les enfants de Dieu invisibles jusque-là à nos yeux.

Le plus petit devient le premier

Mais s’il s’agit de toujours permettre à l’invisible de trouver une place et devenir visible. Si c’est toujours celui-ci qui est le dernier et qui devient donc le premier. Qu’en est-il des disciples, qu’en est-il de ceux qui sont déjà là, visibles et considérés, qu’en est-il de nous ? Serions-nous plus bas, moins bien que les autres ? Notre compte serait-il déjà réglé ?

Les disciples eux, ont tout lâché pour suivre Jésus, ils se sont nourris de ses enseignements depuis un bon moment, ils sont plein d'espoir en l'avenir. Alors oui, ils ont besoin de reconnaissance. Et c'est bien normal. Nous avons toutes et tous besoin de reconnaissance. Y compris de nos pairs, dans nos communautés. Y compris lorsque cela fait bien des années que nous sommes engagés dans l’Eglise.

La réponse de Jésus ne nie pas cette dimension, il déplace plutôt le lieu de la reconnaissance : “Quiconque accueille en mon nom un enfant, comme celui-ci, m'accueille moi-même ; et quiconque m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais celui qui m'a envoyé.”

La reconnaissance commence ici par la reconnaissance du tout petit, de l'autre que soi. Mais parce qu'il y a accueil, il y a rencontre. Et parce qu'il y a rencontre, une double reconnaissance survient, puisque celui qui accueille devient visible à son tour, ainsi il est reconnu à son tour. Accueillir c'est aussi recevoir, ET recevoir un nouveau regard sur soi.

Recevoir un enfant, au nom de Jésus ? C'est recevoir le Christ lui-même. Voilà que l'enfant, l'exclu de la liste, l’invisible se révèle être le Christ lui-même lorsqu'il est accueilli : Dieu est le dernier de la liste, serviteur de tous. Il est toujours le dernier de tous. Ainsi, dans le regard de l'accueilli posé sur celui qui est devenu son proche, se cache aussi le regard du Christ et du créateur sur l’accueillant.

Ainsi, c'est en accueillant qu'on est à son tour accueilli, c'est en reconnaissant, qu'on est à son tour reconnu, par l’autre et par le Tout Autre.

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Conclusion

Oui, Jésus nous invite à sortir de nos classements, à sortir des catégorisations de ce monde. Passons du méga à l’extra. Déplaçons notre regard pour voir l’invisible, le négligé, l’exclu et pour l’accueillir comme nous accueillerions le Christ lui-même. Parce que c'est ainsi que nous serons, nous-aussi, rencontrés par l'invisible, par le Christ lui-même.

En ce début d’année scolaire, en cette année qui annonce les réjouissances des 30 ans du centre, en cette année où le sujet synodal nous interpelle sur ce qu’est l’Eglise, en ce temps où nous nous demandons comment ouvrir notre Eglise. Passons du méga à l’extra.

Osons sortir des catégorisations des bons et mauvais paroissiens ou protestants, des solutions toutes faites et mises en place depuis très longtemps car elles ont toujours fait recette.

Osons décaler notre regard : l’Eglise n’est pas petite ou grande, elle n’est pas vide ou pleine. L’Eglise est à la fois visible et invisible : visible de par celles et ceux qui sont déjà là, invisible de par celles et ceux qui ne peuvent pas être encore là, parce que l’on ne pense pas aux enfants, parce que les horaires ne sont pas adaptés, parce que les formules ne répondent plus aux manières de vivre d’aujourd’hui, parce que les formes ne parlent plus, parce que … Passons du méga à l’extra. Ne cherchons pas à être une mega-church mais plutôt une extra-church.

Travaillons donc à mettre de côté nos logiques de performance, notre activisme, nos stratégies. Travaillons à les mettre de côté pour rendre notre Eglise un lieu de révélation de tous ces enfants de Dieu qui ne demandent qu’à être accueillis … et c'est alors que le Christ pourra demeurer au milieu de nous.

Amen.

Émeline Daudé, le 19-9-2021 à Jacou 
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