Quand nous sommes confrontés à la séparation radicale d’avec un être aimé, où se trouve la parole pouvant ranimer notre espérance ?

 

Psaume 131 - Mon cœur n’est pas hardi - Chant des montées - de David.

« SEIGNEUR, mon cœur n’est pas hardi, mes yeux ne s’élèvent pas ; je ne m’engage pas dans des questions trop grandes et trop difficiles pour moi. Au contraire, je me suis fait calme et tranquille, comme un enfant sevré avec sa mère ; je suis avec moi-même comme un enfant sevré. Israël, attends le SEIGNEUR, dès maintenant et pour toujours ! »

Extrait de: Collectif. « La Nouvelle Bible Segond - Edition d'étude. » iBooks.

 

144430652Quand un être aimé nous quitte, c’est comme si  un vent puissant et glacial réussissait à ouvrir les fenêtres de la maison  pour s’engouffrer et refroidir toutes les pièces de notre vie.  La chaleur humaine que nous ressentions au contact de l’être disparu et qui faisait de notre habitation un  véritable foyer, un lieu où dansent des flammes bienveillantes, cette chaleur humaine  s’évanouit car les flammes vacillent et menacent de s’éteindre. Où trouver une parole qui telle une braise de douceur puisse venir rallumer le tison ?

Souvent, une telle braise de douceur est perçue dans un texte de  Henry Scott-Holland (1847-1918), ( traduction d'un extrait de « The King of Terrors », sermon sur la mort 1910 que quelquefois on attribue à Charles Péguy, ( d'après un texte de Saint Augustin). Ce texte dit :

 

« La mort n'est rien, je suis seulement passé dans la pièce à côté.

Je suis moi. Vous êtes vous.
Ce que j'étais pour vous, je le suis toujours.

Donnez-moi le nom que vous m'avez toujours donné,
parlez-moi comme vous l'avez toujours fait.

N'employez pas un ton différent,
ne prenez pas un air solennel ou triste. Continuez à rire de ce qui nous faisait rire ensemble.

Priez, souriez, pensez à moi, priez pour moi.

Que mon nom soit prononcé à la maison comme il l'a toujours été,
sans emphase d'aucune sorte, sans une trace d'ombre.

La vie signifie tout ce qu'elle a toujours été.
Le fil n'est pas coupé.
Pourquoi serais-je hors de vos pensées, simplement parce que je suis
hors de votre vue ?
Je ne suis pas loin, juste de l’autre côté du chemin. »

 

C’est vrai que ce texte est doux.  Avec attention, il cherche à atténuer la douleur de la séparation radicale. La mort ne creuse pas un abîme entre ceux qui partent et ceux qui restent. Le fil n’est pas coupé. La mort n’est pas éloignement radical. Non, l’être aimé est juste derrière la cloison, dans la pièce d’à côté.

Si  au moment de la déchirure, ce texte peut être un baume sur une plaie qui saigne, il peut également devenir quelque chose de pesant  lorsque le temps passe, lorsque les semaines, les mois, les années défilent.  Car loin de nous aider à accepter la difficulté séparation, loin de nous aider à la vivre, à mettre des mots sur notre manque, sur notre tristesse,  notre révolte et notre colère, ce texte entretient en nous l’idée que cette séparation n’est rien. Qu’il n’y a pas lieu que je sois triste, que j’écoute ma tristesse, que je prenne au sérieux tout ce qui se passe dans mon for intérieur parce la mort n’est rien.  La tristesse passera lorsque j’arriverai à banaliser ce mauvais moment.

Or je ne peux pas croire cela. Mon expérience, si modeste et partiale soit-elle  me pousse à contredire une telle croyance. La tristesse ne passe pas en minimisant la radicalité de la séparation. Au contraire, plus nous passons notre temps à banaliser nos sentiments et nos émotions croyant par là les canaliser et les dompter, plus ils grossissent et prennent de l’ampleur. Et ils finissent par nous inonder, voire nous engloutir.

C’est pourquoi, même s’il peut paraître dur au premier abord,  je préfère cet autre texte écrit en contre point par deux de mes collègues, Caroline Bretonnes et Gilles Boucomont :

 

« La mort est là.

Toi, tu n’es plus là, et tu ne seras plus jamais là.

Tu es encore là dans nos pensées, dans notre souvenir.

Ce que tu étais pour nous reste là dans notre mémoire.
Mais tu n’es plus là,  c’est un fait.

Cette réalité a voilé le passé.
Même le nom que nous te donnions n’est plus tout à fait le même lorsque nous le prononçons.
Un voile de tristesse enveloppe nos paroles, nos intonations,
et nos rires ne sont plus tout à fait aussi joyeux lorsqu’ils font écho à ceux que nous partagions.

Nous continuons à prier, à sourire. Nous pensons à toi qui es mort, et prions pour ceux qui vivent, uniquement, parce que Dieu nous appelle à la vie.

La vie est toujours possible,
mais il nous faut accepter ta mort.
Il faut couper le fil.
Ton visage a disparu de notre vue,
et il s’efface progressivement de nos pensées.
Mais notre espérance demeure.
Tu es ailleurs, là où Dieu seul peut te voir.

C’est ailleurs qu’un jour, nous te retrouverons,

lorsque Dieu aura fait toutes choses nouvelles... »

 

La douceur ici  ne vient pas de la banalisation, mais de  l’attention accordée à la réalité. Le fil est désormais coupé. Que cette séparation irréversible me bouscule et  me plonge dans un désarroi profond, je n’ai pas à l’évacuer d’un revers de main. Au contraire,  je peux accueillir cette tristesse et tout ce qui vient avec comme la marque de mon humanité. Pas besoin ici d’être digne et fort, je peux être tout simplement. La réalité a à être accueillie  telle qu’elle se donne à vivre avec cette confiance que cet accueil ne m’écrasera pas. Car  une espérance demeure : Dieu, l’Eternel, Celui qui demeure en toute circonstance vivant et aimant  est là et Il t’accompagne.

La mort n’est pas rien. Au contraire, quand elle survient dans notre existence, le film de notre vie ne peut pas continuer normalement sa progression. Quelque chose est stoppé, comme un arrêt sur image.  Et cela nous transforme profondément. Nous ne pouvons plus prononcer le nom de la personne aimée de la même façon. Des fois, c’est plus fort que nous, nous nous comportons comme la mouche bloquée par la vitre, qui bourdonne, tempête,  car nous aimerions tellement pouvoir contourner cette réalité, la traverser et que tout continue comme avant. Mais  force nous est de reconnaître, que cela est aussi  stérile qu’épuisant.

Qu’est-ce qui  là pourrait nous alimenter et nous aider à grandir dans cette acceptation que la mort est un obstacle incontournable ?

Ecoutons le Psaume 131 ! C’est un Psaume  dit des montées, une prière qui peut nous permettre de monter, de  nous élever spirituellement, une prière à l’origine  récitée habituellement par des personnes lorsqu’elles avaient pris la route pour se rendre à Jérusalem.  Si cette prière est courte ( souvent les psaumes sont beaucoup plus longs), c’est parce qu’elle devait pouvoir être facilement apprise par cœur et récitée alors que le pèlerin était en chemin. Monter jusqu’à Jérusalem, c’était à l’époque un véritable périple. Comme tous les voyageurs, le pèlerin se retrouvait à affronter des obstacles, les moyens de transport qui tombent en panne, le temps qui se gâte, les amis qui deviennent malades. Bref, la routine de tous ceux qui un jour ont pris la route !

Si je vous raconte tout cela, c’est pour que nous ne fassions pas de contre sens. Quand le psalmiste dit : «  mon cœur n’est pas hardi, mes yeux ne s’élèvent pas, je ne m’engage pas dans des questions  trop grandes et trop difficiles pour moi »,  cela n’a rien à voir avec une exhortation à devenir timoré ou pusillanime. Non, c’est une prière qui permet au voyageur de garder son calme face à la réalité telle qu’elle se donne à vivre. L’obstacle lui tombe dessus. Du coup, au lieu de le banaliser, le pèlerin est invité à prendre pleinement sa mesure. Si la mouche s’énerve devant sa vitre, c’est justement parce qu’elle ne voit pas, elle ne comprend pas l’obstacle. La mouche voit plus loin, elle voit le soleil qui brille derrière la vitre et qui l’appelle, alors  elle s’entête à regarder toujours plus loin, elle s’épuise au lieu de s’arrêter et de faire le point. C’est cela dans ce psaume être hardi : Foncer droit devant et toujours de la même manière, sans se laisser être arrêté et remis en question par ce qui nous arrive. En ce sens, ne pas être hardi, c’est dire : la mort n’est pas rien et  avec elle, survient un arrêt dans ma vie qui me remet profondément en question. Je ne cherche pas à expliquer, à justifier cela. Simplement, je prends la mesure de cette réalité et j’accueille ce qu’elle provoque en moi et autour de moi.

Ensuite, ce psaume continue en nous invitant à méditer la métaphore du sevrage : «  je me suis fait calme et tranquille comme un enfant sevré avec sa mère. » Quand nous sommes confronté à un obstacle incontournable, en quoi cela peut-il être sensé de méditer cette métaphore ?

D’habitude, quand un obstacle survient, n’avons-nous pas tendance à faire corps avec lui jusqu’à ce que nous en soyons venus à bout ? Cet obstacle nous prend la tête, il accapare notre esprit au point qu’il vient encore nous préoccuper dans nos songes les plus profonds, voir nous empêcher de dormir ! Et souvent, nous entretenons cette relation fusionnelle avec cet obstacle, car nous nous disons qu’il faut nous battre, qu’il ne nous aura pas.  Nous n’osons pas lâcher, nous nous agrippons croyant qu’ainsi nous avancerons plus vite, que nous terminerons plus vite notre travail de deuil. Or dans ce contexte-là, je trouve extraordinaire que le psalmiste se mettre à parler de sevrage.

Car qu’est-ce que le sevrage ? C’est le moment où le nourrisson, non pas s’accroche, mais lâche prise, accepte de ne plus former un couple fusionnel avec sa mère et par là même accepte d’être transformé par ce changement et de  grandir. Au moment du sevrage, le nourrisson accepte qu’il y ait du vide, une distance entre lui et sa mère. Il ne demande plus à ce qu’elle réponde tout de suite à ses désirs. Le nourrisson qui n’est pas sevré ne supporte pas que sa mère ne lui donne pas le sein s’il se met à crier. C’est pourquoi, il a tendance dès que sa mère l’approche à hurler encore plus. L’enfant sevré est un enfant qui sait assumer un certain manque, car il sent que de ce manque peut jaillir une nouvelle vitalité.  Quand il décrit l’enfant sevré calme et tranquille avec sa mère, le psalmiste fait référence au dernier stade du sevrage. Celui où la distance et le manque est pleinement accepté. Celui où au cœur du vide, l’enfant a appris à compter sur des ressources plus grandes que lui  et dont jusque à présent, il n’avait pas idée. L’enfant sevré est un enfant qui au cœur du vide garde un souffle calme et régulier car il a confiance.

Quand disparation d’un proche introduit un grand vide dans notre vie, puissions-nous laisser ce psaume nous rappeler ce stade de notre évolution par lequel nous sommes tous passés. Et que cela nous fasse prendre conscience de la chose suivante :  Sur notre chemin qu’il soit de vie ou de deuil, lorsque la mort survient et qu’elle nous contrarie au point d’accaparer notre esprit, souvenons-nous que nous n’avons pas à en rester à une relation fusionnelle avec elle. N’ayons pas crainte du vide devant lequel cet obstacle nous place. Car ce vide n’est pas un rien qu’il nous faudrait absolument remplir.  A l’intérieur de ce vide, apprenons simplement à compter sur le Seigneur, lui qui en temps et en heure, veillera à ce que nous ayons tout ce dont nous avons besoin.

Amen

Luc-Olivier Bosset