Le Bushman est-il supérieur ou inférieur à nous ? Pendant des décennies, voir même des siècles,  ce peuple premier de chasseurs-cueilleurs a été regardé de haut. Par les Bassoutos et les Zoulous, puis par les Boers et les autres colons occidentaux. Considérés comme des sous-hommes, ils ont été pourchassés et décimés, leurs  armes, leurs organisations sociétales ne leur donnant guère les moyens de résister efficacement.

bushmanAujourd’hui,  il n’y a plus de Bushmen au Lésotho. Cependant, par les traces qu’ils y ont laissées, notamment ces peintures rupestres, le regard que nous portons sur eux évolue. Emus par la finesse de ces peintures, la condescendance fond pour laisser place au respect. Une anecdote exprime bien cela : pour qualifier les auteurs de ces peintures, il n’est pas rare d’entendre l’expression : «  l’artiste ». Plus question de sous-hommes !  En face de nous, nous avons la trace d’artistes  qui le sont au même titre que  l’est un peintre occidental reconnu.  Ce qu’ils ont produit là, ce n’est pas rien, c’est de l’art.

Certains vont même plus loin. Pour réhabiliter ces gens autrefois méprisés, il y a lieu de reconnaître que sur certains points, ils nous étaient supérieurs. Dans leur rapport à la nature par exemple, ils chassaient non pas de manière intensive au point d’exterminer des espèces entières d’animaux, mais uniquement pour répondre à leur besoin. Leur relation à l’environnement était soutenable. Soutenable, un adjectif dont nous réalisons aujourd’hui combien il est déterminant, nous qui sommes membres d’une société  de surconsommation où la tendance à piller et épuiser les ressources naturelles peine à être canalisée.  Aujourd’hui, pour pouvoir envisager l’avenir avec confiance, il nous faudrait  retrouver ce que les Bushmen d’une certaine façon avaient déjà : une relation à notre environnement qui soit soutenable. Là, par rapport  à  cette question, le Bushman d’inférieur nous devient supérieur.

Et ainsi va la vie … Cependant, il y a quelque chose qui me dérange profondément dans cette manière de voir l’autre, ici le Bushmen. Je vois bien qu’elle cherche à revaloriser des gens qui ont été méprisés. Mais, cette  manière de faire m’interroge. Car ce serait sous-entendre que nous ne pouvons respecter les Bushmen que parce que sur certains points, ils nous seraient supérieurs.  Or un Bushmen piètre artiste, un Bushmen irrespectueux de son environnement, il y en a plein en avoir au cours de leur histoire. Comme par exemple cette  anecdote d’un missionnaire ayant passé plusieurs années de sa vie auprès des Bushmen et qui en était revenu agacé par le fait que ces Bushmen continuaient à jeter de la même façon les objets en plastique et en alu comme ils l’avaient toujours fait avec les déchets biodégradables.  Ce qui polluait grandement leur village.

Est-ce à dire que ces Bushmen-là,  parce qu’ils ne cadrent pas avec l’image d’homme vivant en harmonie avec la nature,  n’auraient pas droit au respect ?

Entendez-moi bien. Ici ce qui me pose question, ce n’est pas le Bushmen en tant que tel, c’est l’argumentation que l’on développe aujourd’hui autour de ces peuples premiers.  Une argumentation idéalisée  qui pour se justifier  laisse entendre une utilité au respect. Si on les respecte, c’est parce qu’ils auraient quelque chose à nous apprendre.

Or là, l’apôtre Paul nous aide à percevoir les choses autrement. Dans la lettre aux Philippiens, il écrit ceci :

« S’il y a donc quelque encouragement dans le Christ, s’il y a quelque réconfort de l’amour, s’il y a quelque communion de l’Esprit, s’il y a quelque tendresse et quelque magnanimité, comblez ma joie en étant bien d’accord ; ayez un même amour, une même âme, une seule pensée ; ne faites rien par ambition personnelle ni par vanité ; avec humilité, au contraire, estimez les autres supérieurs à vous-mêmes. Que chacun, au lieu de regarder à ce qui lui est propre, s’intéresse plutôt aux autres. »

Lettre de Paul aux Philippiens 2, 1-4

 

« Estimez les autres supérieurs à vous-mêmes. »

Quand Paul ici parle des autres, il ne fait pas de classification. La communauté de Philippe n’était pas composée d’anges aux qualités  tellement nobles qu’elles les rendaient supérieurs aux autres. Au contraire ! Il y avait des gens comme vous et moi  traversés par des élans d’ambition personnelle, qui se laissaient séduire par la vanité et qui par leur attitude, loin de permettre à la communauté d’atteindre un point d’équilibre et de pacification,  ne faisaient que compliquer la donne.

Dans ce contexte-là, au lieu de chercher à donner des bons points aux uns et des mauvais points aux autres, Paul s’adresse à tous pour leur dire : «  estimez les autres, quelqu’ils soient, comme supérieurs à vous-mêmes. »

Percevez-vous la différence d’avec les argumentations qui pour éveiller en nous du respect pour  les Bushmen cherchent à nous les décrire comme gentil et respectable ?

 

NB : je me demande si ce que je pointe ici par rapport aux Bushmen ne fonctionne pas aussi dans notre rapport aux Gitans ? Dans notre rapport à eux également, on voyage de la condescendance à l’idéalisation positive.

Or il suffit que plein de bonne volonté, on rencontre un Bushmen, un gitan qui ne cadre pas avec l’image respectable qu’on  s’est forgée pour qu’on en revienne à un regard hautain.

Pour Paul, on doit respecter l’autre, non pas pour telles ou telles raisons, mais peut-être sans aucune raison, voire contre toute raison. Pourquoi ?  Simplement parce que face à lui, je suis face à une porte par laquelle passe la Grâce de Dieu.  

Je m’explique : si Paul invite au respect pour l’autre quel qu’il soit, même dans sa folie et dans sa méchanceté, c’est parce par cet autre,  malgré lui, la Grâce de Dieu peut me rejoindre et me parler.  Le prochain quel qu’il soit commence toujours par me déranger sur mon île, mais au travers de lui, c’est  peut-être la Grâce de Dieu qui me dérange et vient à ma rencontre.

Cette ouverture à la Grâce est la garantie pour Paul que je serai attentif à cet autre quel qu’il soit. Loin d’instrumentaliser l’autre, cette ouverture à la Grâce me permettra de le respecter dans toute son épaisseur et son ambiguïté.

Si Paul parle ainsi, c’est parce que pour lui, la Grâce de Dieu n’est pas un concept abstrait. Elle ne flotte pas dans les airs comme de l’éther. Non, elle se rencontre dans la vie, dans les efforts, dans les idées, les aspirations de ceux qui nous entourent. La voix (avec x) confuse, parfois antipathique qui me parvient de mon prochain est  la voie (avec e) par laquelle passe la Grâce de Dieu.   

Cela ne veut pas dire que tout ce que me dit mon prochain est de l’ordre de la Grâce de Dieu, mais plutôt que dans  ce que l’autre me dit, dans les circonstances de la rencontre, dans  les échos que cette rencontre provoque en moi, cette Grâce peut se faufiler jusqu’à moi pour se révéler.  Pour ne pas en rester à une idée sur ce qu’est la Grâce de Dieu, j’ai besoin de concret, de rencontrer concrètement l’autre. Mais j’ai également besoin d’être éclairé dans mon discernement par les Ecritures,  car dans ce que me dit l’autre, tout ne vient pas du Christ.

« Estimez les autres comme supérieur à vous. »  Point, c’est tout.

Cette phrase de l’apôtre Paul est  étonnante aussi parce qu’elle vient prend le complet contre-pied d’un mouvement universel perçu par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss : on se désigne soi-même comme « les hommes » ou encore « les bons, les excellents, les complets » tandis que les gens des tribus voisines, on les appelle les « mauvais », les « méchants », les « singes de terre » (Frédéric Christol mentionne ce terme de singe appliqué aux Bushmen).

Si on agit ainsi, c’est parce que l’autre nous dérange. Il vient nous interroger, nous remettre en question en montrant une autre manière de vivre. Pour canaliser cette peur, on se réassure en se plaçant comme supérieur. On met en scène dans sa culture des choses qui prouve bien combien nous pouvons être supérieur. ( cf image montrée par GV vendredi soir).  

Or la démarche de Paul qui prend le contre pied de cette attitude. Il nous invite à dépasser cette peur. Toute la foi chrétienne se joue là. Ne pas avoir peur de l’autre car il est celui par qui passe la Grâce.

Ici le considérer comme supérieur, ce n’est pas l’idolâtrer, -car ce serait toujours en rester à une image, à quelque chose de virtuel -; c’est accepter qu’il me déplace ; son altérité qui parfois me fait peur est plus importante que  tout ce que j’aurais déjà compris de lui et du monde.  Ma compréhension, mon moi ne sont  pas supérieur à ce qui se donne à vivre dans cette rencontre, sinon,  cela voudrait dire que je n’ai plus besoin de bouger puisque je suis déjà arrivé.

« Estimez les autres comme supérieur à vous »

A la suite du Christ, puissions-nous apprendre à ne plus avoir peur des rencontres quelle qu’elles soient et aussi à y discerner comment, en leur cœur,  la Grâce de Dieu se fraie un chemin pour se révéler.

Alors nous pourrons abriter  avec confiance les interrogations que suscitent en nous les Bushmen, les Gitans. Car dans ces questions, Dieu nous appelle et nous travaille.

Amen

Luc-Olivier Bosset

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