« Le lendemain, Jean était de nouveau là, avec deux de ses disciples : il regarda Jésus qui passait et dit : «  Voici l’agneau de Dieu ». Les deux disciples entendirent ces paroles et suivirent Jésus.»  (Evangile de Jean 2, 35-37)

 

marcher

Dimanche dernier, près de 4 millions de français ont marché ensemble dans la rue.  Comme pour dire : «  nous ne voulons pas être immobilisés par l’effroi et la peur. La violence aveugle et fanatique nous a porté un grand coup sur la tête. Mais nous ne sommes pas apathiques et frileux. Nous osons marcher désarmés dans les rues pour exprimer notre indignation. »

Quel cortège  digne que celui formé par ces gens si divers ! En défilant ou en  les voyant défiler, qui d’entre nous n’a pas senti s’éloigner le spectre de la discorde qui menace notre société plurielle  où se côtoient des gens de toute culture, de toute religion ?   Dans cette foule immense  multiple où les barrières de classes, d’origine, les différences de croyances n’étaient pas clivantes, dans cette foule recueillie  n’avez-vous pas senti l’envie de briser les ghettos, d’ouvrir les portes, de donner à chaque habitant de ce pays  sa chance, d’apprendre de lui autant qu’il apprend des autres ?

Il y a eu là un mouvement  extraordinaire dont nous nous souviendrons longtemps. Peut-être même qu’un jour, nous en parlerons à nos petits-enfants comme nos grands-parents nous parlaient de cette foule dans les rues de Paris qui le jour de la libération les avait tant marqués. Cela s’est passé. Nous en avons été témoins. Il importe à présent de ne pas oublier, de ne pas en revenir à l’ordinaire comme si cette marche avait suffit à régler les problèmes qui nous ont éclaté à la figure avec ces attentats.  Il y a lieu de continuer à marcher dans sa tête.

Pourquoi est-il important de continuer à marcher dans sa tête ?

Parce que j’entends dire qu’à présent on est en guerre. On est en guerre  contre un ennemi diffus qui se  trouve à l’intérieur de notre société. C’est vrai qu’il y a plus de soldats français mobilisés en France  pour le plan vigipirate que pour des opérations extérieures.   Sans doute,  pour lutter contre l’esprit du mal présent partout, il y a lieu de déployer des moyens forts. Cependant pour rendre l’air respirable n’y a-t-il pas lieu de lutter sur d’autres fronts ?

Aujourd’hui, il importe d’agir pour que le monde dans lequel nous allons passer la suite  de nos jours devienne meilleur.  C’est classique me direz-vous : tout le monde espère que le monde devienne meilleur ! C’est vrai, simplement, aujourd’hui, nous n’avons plus le choix. « Si nous n’apprenons pas à vivre ensemble comme des frères et des sœurs, alors nous mourrons ensemble  comme des imbéciles »…Cette petite phrase balancée par Martin Luther King quelques jours avant son assassinat en 1968 nous rappelle combien la tâche devant nous est classique. Elle  est classique parce qu’elle n’est jamais terminée. Elle n’est jamais terminée parce que  c’est une entreprise difficile,  presque insurmontable. Et pourtant chaque génération  doit l’assumer, une fois que c’est son moment.  C’est pourquoi, aujourd’hui, conscient de l’importance, mais aussi de la complexité de la tâche,  il est fondamental que nous continuions à marcher dans notre tête.  A chercher comment faire advenir une relation fraternelle avec autrui,  sans se faire trop d’illusion  qu’un jour,  nous trouvions LA solution parfaite et idéale, valable éternellement.

Cette nécessité de  continuer de marcher dans sa tête s’impose d’autant plus à nous lorsque nous réalisons que les jeunes terroristes de la semaine dernière sont nés et ont grandis en France. Ils ont commis des actes barbares, mais ils ne sont pas des barbares  au sens  où il serait facile dès qu’on a dit ce mot de repérer qui l’est. Ces jeunes nous les avons peut-être croisé un jour dans le train, le tram ou en allant à un  concert ou un match de foot. A un moment donné,  tout un faisceau de raisons a fait qu’ils ont basculé dans la délinquance.  Echec scolaire et mauvaises fréquentations ont alimenté en eux la sensation que le monde dans lequel ils se trouvaient  ne leur offrait pas de place, qu’il leur restait fermé. « Le premier souffle de vengeance qui est passé vers eux les a embrasés. Ils ont pris pour de la religion ce qui n’était que l’aliénation. » (JMG Le Clézio, in Cahier du « Monde » du vendredi 16 janvier 2015).

Si aujourd’hui il nous faut  continuer de marcher dans notre tête, n’est-ce pas  pour chercher comment  stopper de telles descentes aux enfers ?   Oui, là, il nous faut marcher dans notre tête, surtout ne pas s’arrêter jusqu’à ce que nous ayons trouvé ce que aujourd’hui, dans notre situation nous pourrions faire pour changer la donne.  Car stopper de telles descentes aux Enfers n’est pas du ressort  uniquement du président de la république, du premier ministre, du gouvernement,  mais c’est l’affaire de tous. Nous ne pourrons pas y arriver sans la participation de tous chacun à son niveau. C’est pourquoi, jusqu’à que nous trouvions ce que nous pouvons faire chacun là où nous sommes, il nous faut continuer de cheminer, de réfléchir, de prier, bref de marcher dans sa tête.

Dans les passages de l’évangile proposés à notre méditation ce matin, il nous est proposé un Jésus qui marche, un Jésus en mouvement qui aspire à sa suite d’autres dans ce mouvement. J’aime à penser que si Jésus était en marche, c’est parce que lui aussi sentait le besoin de s’impliquer dans le monde de son temps pour y apporter quelque chose qui puisse l’améliorer.  Pour stopper la descente aux enfers dans laquelle s’embarquaient bien des fanatiques radicaux de son temps. Sinon, pourquoi aurait-il parlé, sillonné les routes de Judée et de  Palestine, rencontré et échangé avec autant de personnes ? Pourquoi aurait-il appelé et accueilli des disciples ? Pourquoi  leur aurait-il  accordé tant de temps à les former ? Jésus s’est impliqué dans la société de son époque pour y faire bouger les lignes, pour lutter contre des croyances et des traditions qui entretenaient des injustices et des inégalités.   Cette route sur laquelle il marchait, il savait que c’était une longue route.  Une de ses paroles exprime cela : « Le fils de l’homme n’a pas un endroit fixe où poser sa tête ».   Comme pour dire que sur cette route, aucune réussite, aucun échec ne doit être vu comme la destination. Sur ce chemin, on ne fait que marcher tout en recevant  chaque jour de Dieu la manne qui nous permet de tenir jusqu’au jour suivant.

Sur ce chemin, on y marche non dans l’espoir d’arriver dans un jour ou une semaine, mais dans la confiance que Dieu au travers de cette longue  marche œuvre à faire advenir ce vers quoi nous allons.  L’essentiel est de ni se sédentariser, ni  de courir partout et tout le temps, mais de marcher au  rythme de Dieu. La terre promise viendra en son temps à Lui, pas le nôtre ; pour l’instant, il suffit de nous dire que chaque pas que nous faisons nous en rapproche un peu.

Une deuxième chose que nous dit l’évangile de ce matin est que, quand Jésus s’est impliqué dans la société de son époque pour y faire bouger les lignes, il l’a fait comme un agneau.  Derrière cette métaphore se joue tout le paradoxe de sa vie. Il n’a pas fait advenir plus de justice et d’égalité en adoptant une posture haute, autoritaire et conquérante ; mais  en adoptant une posture décalée, une posture basse, en prenant la voie du service, en lavant les pieds de ses disciples, en leur montrant jusqu’au bout qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. En vivant de manière souveraine et crédible cette posture basse, Jésus a été vu comme l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Parce que jusqu’au bout, l’amour en lui est resté intact, Jésus a fait poindre dans le monde la lumière de l’aube.  Dans cet amour, il y a une  lumière  qui enlève le péché du monde, qui chasse le péché du monde  comme la lumière du jour chasse  les peurs et les angoisses de la nuit. Rappelez-vous enfant combien la nuit vous intimidait. Plein de bruit, d’ombres, de forme bizarres vous impressionnaient alors qu’en plein jour, vous pouviez côtoyer ces mêmes bruits, ces mêmes formes bizarres sans problème. Dans l’amour qu’a manifesté Jésus, il y a comme un soleil venant éclairer le monde d’une lumière nouvelle nous délogeant de tout ce qui nous fait peur. Certes, le  jour n’est pas encore là où ce soleil d’amour brille comme en plein midi. Mais  qu’importe ! Jésus en a fait poindre l’aurore.


Aujourd’hui, alors qu’il nous faut continuer à marcher et que l’on sait que la route sera longue, que faire ? Il y a lieu à présent de nous en saisir  de cet agneau de Dieu comme les Hébreux se sont saisi de l’agneau alors qu’ils se préparaient à prendre la route pour sortir d’Egypte et marcher vers la terre promise.

Ils ont pris le sang de l’agneau qui représentait sa vie pour en badigeonner le linteau de leur porte afin d’être protégés, nous dit le récit du livre de l’Exode, de l’ange destructeur passant par là. Cet épisode biblique peut vous paraître un peu gore, crû. Cependant, nous pourrions le comprendre de la manière suivante : contre l’angoisse, la culpabilité, la violence, contre toutes ces forces obscures  et destructrices qui rodent autour de nous et  qui cherchent à entrer dans notre maison pour y tuer la dignité d’enfant de Dieu qui sommeille en nous, il  y a lieu de nous placer sous la protection  de l’agneau qu’est le Christ. Oui, que cette vie donnée par amour pour nous nous protège contre toute désespérance. Qu’elle protège cette partie de nous qui, au milieu des tribulations,  continue  malgré tout de faire confiance à l’autre, à l’arabe, à l’étranger, à Dieu ; cette partie de nous qui est aussi fragile et vulnérable qu’un enfant, mais une partie qui  ne demande qu’à grandir ; oui, cette partie de nous a besoin d’être protégée, placée sous la bienveillance du Christ pour pouvoir grandir…   

Puis le récit de l’Exode toujours, nous raconte que les Hébreux avant de partir prendre la route, ont pris le temps de manger l’agneau. Comme pour nous dire que, quand on est sur le départ,  quand on sait que la route est longue et qu’il nous faudra marcher longtemps, il y a lieu de se nourrir, de prendre des forces. Pour marcher vers la terre promise, il y a lieu de se nourrir de l’autorité de cet agneau qui est le Christ et qui enlève le péché du monde. Il y a lieu de côtoyer le Christ, et à force de le fréquenter de s’imprégner  de  cette autorité qui émane de lui, une autorité qui   chasse la peur et fait se lever le jour dans nos vies.  

À cela nous reconnaîtrons que le Christ règne en nous lorsque, face à la porte ouverte, nous n’éprouverons plus de peur face au monde tel qu’il se présente, mais que nous oserons nous y impliquer en marchant, marchant jusqu’à qu’ensemble nous ayons trouvé le moyen de stopper bien des descentes aux enfers  !

Amen

Luc-Olivier Bosset, Cournonterral, le 18 janvier 2015