Faut-il se vanter? Cela n'est pas utile. J'en viendrai cependant à des visions et à des révélations du Seigneur.  Je connais un homme en Christ qui, il y a 14 ans, a été enlevé jusqu'au troisième ciel. Était-ce dans son corps ou à l'extérieur de son corps, je l'ignore, mais Dieu le sait.  Et je sais que cet homme - était-ce dans son corps ou à l'extérieur de son corps, je l'ignore, mais Dieu le sait -  a été enlevé au paradis et a entendu des paroles inexprimables qu'il n'est pas permis à un homme de redire.  Je me vanterai d'un tel homme, mais de moi-même je ne me vanterai pas, sinon de mes faiblesses.  Si je voulais me vanter, je ne serais pas déraisonnable, car je dirais la vérité, mais je m'en abstiens afin que personne n'ait à mon sujet une opinion supérieure à ce qu'il voit en moi ou à ce qu'il entend de moi. Et pour que je ne sois pas rempli d'orgueil à cause de ces révélations extraordinaires, j'ai reçu une écharde dans le corps, un ange de Satan pour me frapper et m'empêcher de m'enorgueillir.  Trois fois j'ai supplié le Seigneur de l'éloigner de moi,  et il m'a dit: «Ma grâce te suffit, car ma puissance s'accomplit dans la faiblesse.» Aussi, je me montrerai bien plus volontiers fier de mes faiblesses afin que la puissance de Christ repose sur moi. C'est pourquoi je me plais dans les faiblesses, dans les insultes, dans les détresses, dans les persécutions, dans les angoisses pour Christ, car quand je suis faible, c'est alors que je suis fort.

2 Cor 12, 1-10 (version Segond 21)

CairnÊtre ici (au Château d'Aumelas, ndlr)  aujourd’hui est un vrai dépaysement !  Nous sommes en train de vivre un culte, comme nous pouvons en vivre chaque semaine. Cependant, parce que nous ne le vivons pas au même endroit, parce que nous le vivons hors de nos murs, à ciel ouvert, entouré d’une nature belle et ressourçante, nous ne sommes pas dans la même disposition intérieure.  Dépaysés, nous pouvons entendre autrement les paroles que nous entendons dimanche après dimanche dans un culte ordinaire. Dans la lettre que nous venons de réentendre, Paul nous raconte qu’il a vécu un vrai dépaysement. Au coeur d’une situation de vie, dont on ne sait rien si ce n’est cette métaphore « une écharde dans la chair »,  Paul tourne en rond.  Il étouffe. Par trois fois, il supplie  (et on le comprend) pour  que cette situation change.

Or voilà qu’au coeur de son épreuve, une parole lui est advenue et l’a libèré. Grâce à cette parole, il voit les choses sous un autre angle. Jusqu’à ce moment, obnubilé par cette écharde, il ne la voyait que comme un verrou à faire sauter. Touché par la Grâce, il s’est mis à  percevoir cette même écharde différemment. Et parce qu’il l’a vue différemment, il s’est mis à  penser, à respirer différemment. Ce dépaysement n’a pas, par miracle, enlevé l’écharde, mais il a permis de la regarder autrement et en permettant de la regarder autrement, ce dépaysement a permis que la colère, le désespoir soient dissouts.

Si nous méditons des passages de la Bible, n’est-ce pas également pour vivre de tels dépaysements ? Quand nous nous baladons à travers les pages du vieux livre, n’est-ce pas pour être interpellé, renouvelé par un point de vue différent du nôtre ? Car nous aussi, nous vivons des expériences où nous tournons en rond. Nous aussi, nous avons des échardes dans la chair qui nous exaspèrent et nous étouffent. Nous aussi, nous supplions, souvent même plus que trois fois, pour cette situation change. Nous aussi, nous avons besoin d’être dans ces moments là touchés par la Grâce ? De pouvoir aborder l’écharde sous un angle qui dissolve notre colère, notre désespoir et produise en nous de la paix, de la confiance. Donc, habité par une telle attente, voilà que nous tombons sur cette parole de Paul affirmant : « trois fois, j’ai supplié le Seigneur d’éloigner cette écharde de moi, et ce dernier m’a dit : «  Ma Grâce te suffit ».

Souvent quand nous mettons la main sur cette parole de Paul, nous en faisons une morale. Nous pensons que Paul est en train de nous expliquer  comment nous devons nous comporter pour que l’écharde devienne supportable. « Si une tuile t’arrive, il ne faut pas que tu te plaignes, il faut que tu serres les dents, que tu t’accroches à l’essentiel, cela suffit. » Mais en faisant de cette phrase de Paul une morale, nous la vidons complètement de sa substance !

Car au cœur de cette phrase, il y a la Grâce. Or la Grâce, c’est tout sauf une morale, à appliquer en serrant les dents. La Grâce, c’est l’inattendu, la surprise, le souffle, la légèreté. En écrivant comme il le fait, Paul ne nous dicte pas une conduite, il nous raconte une expérience dépaysante. Et la manière dont il la raconte nous permet de vivre à notre tour une expérience dépaysante. Avez-vous remarqué comment Paul refuse de s’approprier la parole qu’il a entendue au cœur de son épreuve ?  Au lieu de raconter  son expérience aux Corinthiens  en donnant de suite la leçon qu’il en a retirée  (il aurait pu dire : et dans ce moment-là, j’ai réalisé combien «  sa Grâce me suffit »), Paul ne fait que redire fidèlement, ce qu’il a entendu et qui a provoqué en lui une prise de conscience libératrice : « Il m’a dit : Ma Grâce te suffit ».

Chateau AumelasCette parole, il ne l’a pas fabriquée ou produite.  Elle a surgit en face de lui et il l’a reçue comme une altérité. La manière dont Paul décrit son expérience montre bien qu’il n’a pas fabriqué,  inventé ce qui fait sens pour lui. À la manière dont Paul raconte, nous avons l’impression que, face à son écharde, Paul exprime avec insistance son besoin, puis il se met en retrait, attendant que quelque chose sorte du silence.

Et c’est cette parole qui est sortie. Une parole qui n’est pas venue confirmer ce qu’il pensait, ce qu’il attendait. Mais une parole qui l’a surpris, déplacé dans ses attentes, et qui en le bousculant, a injecté dans ses représentations mentales, du souffle et des couleurs. La manière dont il la reraconte montre bien que Paul ne cherche pas à mettre la main dessus. Il tient à en garder toute  la fraicheur et l’extériorité de ce surgissement. Pour éviter que nous ne recouvrions cette phrase du vernis d’une bonne morale, pour éviter que nous nous rendions hermétiques à son souffle, Paul veille à préserver le plus possible son frémissement.

« et Il m’a dit : Ma Grâce te suffit »

Ainsi  face à nos échardes, plus que de serrer les dents, nous découvrons en nous baladant dans le vieux Livre, une invitation à nous rendre vulnérable : exprimer nos ressentis, nos besoins et ensuite, nous nous mettre en retrait et attendre que nous soyons nous aussi touchés par la Grâce, que nous vivions un dépaysement en recevant une parole autre qui injecte dans notre manière de voir le monde du souffle, de la lumière, de la liberté. Concrètement, il nous faut reconnaître ici que la manière dont nous regardons le monde est le fruit de nos réflexions, de nos expériences. Nous portons en nous  toute une histoire qui façonne notre manière d'interpréter notre présent. Par exemple, si j'ai grandi dans une famille où règne une ambiance de  devoir et culpabilité, c'est certain que mon regard sur mon présent et mon agir d'aujourd'hui sera marqué par cela. Dans un tel contexte, l’écharde du présent au lieu simplement d’être pris pour une écharde pourrait de suite être interprétée comme l’amende à payer d’une erreur que j’aurai commise dans le passé.  Mais interpréter ainsi l’écharde n’est-ce pas complètement stérile ?

Or dans ces moments-là, se mettre en retrait pour recevoir une parole autre, surtout si cette parole dit : Ma Grâce te suffit,  c’est recevoir un souffle qui permet de desserrer l’emprise que le devoir et la culpabilité font peser sur soi. Se mettre en retrait pour recevoir une parole autre, C’est élargir mes ressources, ma boite à outil pour interpréter la réalité autrement que par le prisme de cette ambiance marquée par la culpabilité.

Parfois, l’histoire que nous portons nous permet d’interpréter ce qui nous arrive dans le  présent de manière subtile et féconde. Mais parfois, les ressources de notre histoire ne suffisent pas pour interpréter de manière féconde ce qui nous arrive dans le présent. Dans ces moments-là, Paul nous invite à ne pas nous entêter en utilisant les seuls outils dont nous disposons, quitte à forcer et démolir la serrure. Mais Paul nous invite à nous mettre en retrait, en posture d’écoute pour recevoir du fond du silence une nouvelle clé d’interprétation venant enrichir notre trousseau afin que nous puissions ouvrir le verrou sans le défoncer.

« Ma Grâce te suffit » : cette parole a permis à Paul  de regarder sous un autre angle cette écharde dans la chair. Cette parole a insufflé dans sa vie quelque chose de lumineux, comme une confiance fondamentale, un sentiment profond de sécurité. Ainsi s’est forgé en lui cette conviction que sa vie était au bénéfice d’un amour sans limite, Cette parole a été comme une clé permettant de dégonfler, d’alléger son présent de toute la culpabilité, de tous les remords, de toutes les angoisses qu’il pouvait y injecter constamment et qui lui  faisait peut être voir un  énorme pieu là où il n’y avait qu’une écharde. En garnissant son trousseau de cette clé, il a pu trouver une autre manière de regarder l’écharde, non en la grossissant et en la gonflant de tout ce qu’il y projetait comme angoisse ou culpabilité,  mais en la vivant comme une occasion où " ma force s'accomplit dans la faiblesse."  

Essayez pour voir ! Cela ne produit pas la même chose que de vivre son écharde en se disant

Les images mentales dont nous nous revêtons pour vivre nos échardes ne produisent pas toutes les mes fruits. Penser "amende" alimente en nous le désespoir et la rage, tandis que s'envelopper dans les paroles disant "Il me dit: Ma Grâce te suffit, ma puissance s'accomplit dans la faiblesse "  insuffle en nous une énergie paisible. À l’époque des Réformateurs, Luther angoissé par rapport à la question de son salut, s’était attelé à résoudre son angoisse en prenant comme ressource toutes les clés d’interprétation fournies par la culture de son temps. Cependant, il a eu beau user toutes les clés, le verrou de son angoisse résistait. Jusqu’au jour, où malgré lui, au détour d’une de ses lectures bibliques, il tombe sur une nouvelle clé d’interprétation «  vous êtes sauvés par grâce au moyen de la foi ».

aumelas3Cette parole où il est aussi question de grâce a également insufflé dans sa vie également quelque chose de lumineux, une confiance fondamentale, un sentiment profond de sécurité.  En garnissant son trousseau de cette clé d’interprétation, il a pu trouver un moyen d’ouvrir le verrou de son angoisse sans le défoncer. De même aujourd’hui, dans notre manière d’interpréter ce qui nous arrive, n’avons-nous pas besoin de nous mettre en retrait, de nous rendre disponible pour être rejoint, touché par une parole autre venant dégonfler, assouplir ou alléger les représentations que nous nous forgeons de la réalité. Ainsi au coeur de nos vies où se trouvent bien des échardes, tout ne sea pas verrouillé, un espace sera ménagé permettant de faire bouger les choses, permettant que Sa force se déploie dans la faiblesse, 

Aujourd’hui, je crois que nous vivons une époque qui au lieu de nous encourager à nous laisser être touché, nous pousse à être hermétiques. Au lieu de nous inviter à nous mettre en retrait lorsque nous sommes confrontés à une écharde, notre époque nous pousse à agir, réagir, prendre les devants et  à faire ; au lieu de laisser nos représentations du monde être élargies par ce qui vient à notre rencontre et qui nous résiste, notre époque nous pousse à lutter pour vaincre toutes ces résistances.

Peut-être que  cette attitude volontariste vient de la confiance que l’homme a dans ses capacités. C’est vrai qu’aujourd’hui, nous sommes dotés de tels outils que nous pouvons venir à bout de bien des obstacles. Rien ne semble pouvoir arrêter notre marche en avant. Pour ouvrir les verrous, faisons confiance aux ressources analytiques, rationnelles de l’esprit humain. Pas besoin pour cela, d’avoir dans notre trousseau, la clé de cette parole «  Ma Grâce te suffit ! ». Cependant, en agissant ainsi, je crois que cette attitude volontariste nous prive d’une ressource extraordinaire. Il y a 500 ans, Calvin le disait déjà :

« C'est chose notoire que l'homme ne parvient jamais à la pure connaissance de soi-même jusqu'à ce qu'il ait contemplé la face de Dieu, et que, du regard de celle-ci, il descende à regarder soi. »

Contempler la face de Dieu, c'est se donner une occasion de se laisser être touché par la Grâce. La contemplation de la face de Dieu, démarche où l’on se met éminemment en retrait, loin d’être inutile est une expérience dépaysante, un détour qui élargit notre point de vue et  enrichit notre trousseau d’une nouvelle clé d’interprétation. Ainsi muni de cette clé, nous ne verrouillerons pas tout, mais nous laisserons nos représentations évoluer, bouger afin que, dans notre faiblesse, chaque jour  la Vie et la Grâce  puissent se déployer.

Luc-Olivier Bosset, Château d'Aumelas (21-5-2017)