Voici le commencement de l'Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu, conformément à ce qui est écrit dans les prophètes: Voici, j'envoie mon messager devant toi pour te préparer le chemin. C'est la voix de celui qui crie dans le désert: 'Préparez le chemin du Seigneur, rendez ses sentiers droits.' Jean parut; il baptisait dans le désert et prêchait le baptême de repentance pour le pardon des péchés. Toute la région de Judée et tous les habitants de Jérusalem se rendaient vers lui. Reconnaissant publiquement leurs péchés, ils se faisaient baptiser par lui dans l'eau du Jourdain. Jean portait un vêtement en poil de chameau et une ceinture de cuir autour de la taille. Il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage.Il proclamait: 'Après moi vient celui qui est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de me baisser pour détacher la courroie de ses sandales. Moi, je vous ai baptisés d'eau; lui, il vous baptisera du Saint-Esprit.' A cette époque-là, Jésus vint de Nazareth en Galilée, et il fut baptisé par Jean dans le Jourdain. Au moment où il sortait de l'eau, il vit le ciel s'ouvrir et l'Esprit descendre sur lui comme une colombe, et une voix se fit entendre du ciel : 'Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute mon approbation.' Aussitôt, l'Esprit poussa Jésus dans le désert où il passa 40 jours, tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient.

Marc 1, 1-13 (extrait du Segond 21)

start commencerChers frères et sœurs, l’évangile de Marc est réputé pour être le premier évangile rédigé dans la Bible. Avant les évangiles de Matthieu et Luc qui sont datés de 70-80, l’évangile selon Marc daterait des années 60. Si l’on considère que Jésus est mort dans les années 30, cela signifie qu’une trentaine d’années se sont écoulées entre les faits et leur mise par écrit. Pourquoi avoir attendu 30 ans ? comment se fait-il qu’il y ait eu un laps de temps aussi long entre la vie de Jésus et la mise rédaction du premier évangile ? certains pourraient y voir une sorte d’escroquerie (en 30 ans, on a le temps d’oublier ce qui s’est réellement passé tant et si mal qu’écrire 30 ans après pourrait être la preuve que l’évangile n’est qu’un tissu de mensonges). Mais avant l’évangile de Marc, il n’y a pas un vaste désert d’écriture. Les paroles de Jésus ont été écrites et puis, surtout, il y a eu les lettres de l’apôtre Paul qui ont été rédigées avant les évangiles. Pour les évangiles de Matthieu et Luc, écrits après 70, c’est-à-dire après la destruction du temple de Jérusalem par les Romains et l’expulsion des disciples de Jésus-Christ hors de la synagogue par les Juifs, on comprend qu’on avait besoin de garder la mémoire des événements de peur que les persécutions effacent toute trace de Jésus, de son message, de son évangile. Au même titre que l’essentiel de l’Ancien Testament a été écrit à partir de la période d’exil, on peut comprendre que des chrétiens écrivent l’histoire de Jésus au moment où ils se sentent particulièrement menacés. Mais ce n’est pas le cas au moment où l’évangile de Marc voit le jour. Ce n’est ni juste après les événements en question (l’évangile selon Marc n’est ni le journal intime de Jésus ni le récit biographique dont les journaux people de l’époque se serait arrachés l’exclusivité), ni au moment où il faut sauver la mémoire de Jésus. Il faut donc chercher ailleurs la raison de la naissance de cet évangile.

Nous pouvons nous essayer à un parallèle avec un événement plus proche de nous qui a produit les mêmes effets. C’est l’écrivain Jorge Semprun qui peut nous aider avec son livre l’Ecriture ou la vie dans lequel il revient sur sa détention en camp de concentration durant la seconde guerre mondiale. Il décrit son retour de camp, son arrivée en France, les retrouvailles avec ses amis, ses connaissances. Et il décrit cette impossibilité qu’il éprouve à communiquer ce qui lui est arrivé, ce qu’il a enduré. Au fond, il s’aperçoit que ses amis ne le croient pas quand il raconte le quotidien en camp de concentration, les brimades, les sévices, les humiliations, la mort partout. Et Jorge Semprun en vient à décrire qu’il n’arrive même pas à partager cela avec l’être aimé qui est dans un autre monde que le sien. Ce qu’il a vécu est incommunicable. Il ne peut en parler de telle sorte qu’il soit écouté, cru et compris. Ce qui a été vécu est tellement exceptionnel que la parole ne peut pas passer. Il lui faudra une quarantaine d’année pour réussir à coucher sur le papier ce qui deviendra ce livre témoignage.

Cela peut nous aider à aborder les exilés avec la délicatesse nécessaire pour accueillir le récit de leurs péripéties qui sortent nécessairement de nos schémas. Bien des récits relèvent de situations à la limite du communicable. Ce fut probablement le cas des disciples de Jésus.

Nous sommes trop loin de l’événement Jésus, peut-être, pour mesurer le caractère exceptionnel de ce qu’ont vécu les disciples et les apôtres de la première génération. Nous sommes trop loin de ce qui est maintenant le premier siècle pour comprendre l’horreur et le désarroi qu’ont enduré les témoins, les amis de Jésus, ce maître en qui ils avaient confiance, ce rabbi qu’ils reconnaissaient comme le Messie, et qui fut non seulement condamné mais aussi supplicié et exposé accroché sur un bout de bois, on ne peut plus misérable. Rapidement, la nouvelle avait circulé qu’il était ressuscité et qu’il était apparu à ses proches. Mais l’expérience était trop forte pour être facilement communiquée. Il fallait digérer cela et trouver les ressources personnelles d’en rendre compte, un jour. Comme pour les rescapés des camps de concentration qui ne furent jamais prolixes en récit, les disciples de Jésus attendirent des dizaines d’années pour être en mesure d’exprimer ce qu’ils avaient reçu et qui, pour eux, était désormais décisif.

Commencer un évangile

À partir de là, qu’écrire ? Comment commencer un évangile ? Mieux : comment commencer le premier évangile ? Cette question m’intéresse. Cette question des commencements, de l’origine est intéressante car elle nous ouvre à une réflexion personnelle sur nos propres commencements. Comment commencer quelque chose ? Comment commencer une vie chrétienne, une vie communautaire ? Comment commencer une relation amicale ? Interroger le début de l’évangile selon Marc, c’est interroger notre propre existence et nos manières de débuter qui sont souvent irréfléchies : on devient l’ami de quelqu’un sans trop y réfléchir. On se sent vraiment paroissien ou pasteur d’une Eglise locale sans avoir suivi une recette de cuisine. L’évangile selon Marc, écrit après une maturation de 30 ans, peut éclairer nos propres commencements et nous aider à les évangéliser.

Le premier mot de cet évangile est le premier au sens strict : « archè » qui signifie premier, principe, début, commencement. Quand on vous dit que l’Évangile est simple… Marc commence par le début. Mais qu’est-ce que le début, le kilomètre zéro à partir duquel la suite va se dérouler ? Surprise : le commencement est avant le commencement. Le commencement est avant nous, précise Marc qui cite l’Ancien Testament, c’est-à-dire qui fait remonter l’évangile à avant la naissance de Jésus. L’évangile de Jésus-Christ, selon Marc, est antérieur à Jésus. Un début peut en cacher un autre et même plusieurs, à vrai dire, car la citation n’est pas seulement une citation du prophète Esaïe 40/3 : Marc utilise aussi Ex 23/20 et Ml 3/1. En agissant ainsi, Marc renvoie le lecteur à un contexte de jugement (Ml), de salut (Es) et d’alliance (Ex). Le commencement de l’évangile précède l’évangile lui-même, manière de dire que l’évangile de Jésus-Christ dépasse le texte composé par Marc. Cela peut nous amener à considérer qu’il en va de même pour nos propres commencements qui excèdent le temps zéro de la rencontre, puisant dans les histoires individuelles préalables -comme Jean-Baptiste précède Jésus- et dans les mémoires collectives -comme ces textes bibliques qui constituent le terreau sur lequel pourra émerger une parole de Dieu qui prend chair dans notre histoire.

Pas de commencement ex nihilo

Nous ne pouvons pas faire remonter nos commencements à un point zéro, sauf à vouloir créer un mythe des origines. Les nouveaux venus dans cette paroisse ont une histoire personnelle qu’il ne s’agit pas de mettre de côté au même titre que cette communauté est riche d’habitudes qui la constituent et qu’il ne faut pas brûler immédiatement sur l’autel d’un nouveau commencement. Là encore, le délai de rédaction nous avertit : la communication ne pourra pas se faire instantanément entre anciens et nouveaux. L’expérience que chacun voudra bien communiquer a besoin d’être digérée et mise en forme pour qu’elle soit compréhensible par d’autres. Un nouveau paroissien ne pourra donc pas espérer être au même niveau d’information qu’un ancien au seul motif qu’il aura participé à un culte. Il y a plus à découvrir que ce qu’un jour de septembre, le mois de la rentrée, peut contenir en terme de découvertes et d’apprentissage. Cela rejoint l’intuition fondamentale du judaïsme qui, au moment où elle met par écrit ses traditions d’interprétation dans ce vaste ensemble qu’on appelle le Talmud, décide que tous les livres commenceront à la page 2 car, pour aussi loin qu’il aille dans l’étude et la méditation, le croyant doit savoir qu’il n’atteindra jamais la première page et que sa quête de sens sera toujours à poursuivre. De même que l’évangile de Jésus-Christ déborde largement hors de l’évangile selon Marc qui est pourtant le premier évangile mis par écrit que la Bible retiendra, une histoire individuelle, familiale ou ecclésiale déborde hors du cadre des activités qui figurent dans le programme de l’année.

Connaître plutôt que savoir

jbaptisteAlors, à quoi sert un commencement en forme de commencement qui n’en est pas tout à fait un ? Le prologue de Marc fournit au lecteur une information qui reste ici inconnue pour les personnages du récit qui va suivre : c’est l’identité du protagoniste. Marc n’annonce pas le contenu, le sens de tout ce qui va suivre ; il ne résume pas la prédication de Jésus, il dit qui est ce Jésus qui va occuper la scène jusqu’à la fin d’un évangile qui s’apparentera à une vie qui pourrait être la nôtre si nous le décidons. Marc répond à la question « qui est Jésus » en disant qu’il est le Christ, le fils de Dieu, qu’il vient dans la lignée des Écritures, qu’il est supérieur à Jean-Baptiste et qu’il est animé par l’Esprit saint. Croyez-moi, si dans une heure vous avez pu en apprendre autant sur l’un de ceux qui sont présents avec vous dans cette assemblée, vous aurez vécu un véritablement commencement. N’espérez pas, en mettant les pieds ici, entendre tout de suite le Christ vous appeler à sa suite, faire de vous un disciple patenté ou vous adresser le message essentiel de votre vie. Dans cette scène de commencement, le Christ reste silencieux, il ne dit pas un mot ; ne soyez donc pas frustrés s’il en va de même pour vous dans un premier temps. Une telle frustration n’aurait rien d’anormal. Le lecteur de l’évangile n’en saura pas plus sur le message de Jésus au terme de ce commencement. Il y a un temps pour connaître ; c’est un temps à ne pas négliger. Connaître quelqu’un est le préalable incontournable pour, un jour, entendre Dieu parler à travers lui.

Du neuf !

Il y a encore un autre élément qui fait qu’un commencement est un début et non une suite ou une fin : c’est la nouveauté. Il n’y a de commencement qu’à la condition qu’il y ait de la nouveauté. Cette nouveauté peut-être l’arrivée de nouveaux personnages. A la manière des nouveaux paroissiens, d’un nouveau pasteur, le texte souligne que, parmi les nouveautés, il y a Jean-Baptiste, qui « advient » au verset 4. Mais ce peut être aussi un événement, à l’image du baptême qui « advient » au verset 9. Ce peut être une parole, comme c’est le cas au verset 11, avec la voix qui « advient » du ciel. 3 advenues, 3 naissances, trois débuts qui marquent, ensemble, un commencement, de la nouveauté, avec l’ancien qui s’efface au profit du nouveau, le premier arrivé qui considère le prochain comme plus grand que lui, ce qui n’est pas sans évoquer la recommandation de l’apôtre Paul : « considère l’autre comme supérieur à toi » (Phi 2/3). Celui qui arrive vient avec son étrangeté, avec son altérité, ce qui dit quelque chose de Dieu. Mais la nouveauté, ce qui advient, dans le commencement de cet évangile, est aussi d’un ordre supérieur, qui relève de la transcendance. C’est là une exigence à ne pas nous contenter de nos bonnes petites habitudes, mais à accueillir plus grand que nous-mêmes.

Marc, en rédigeant l’évangile, la bonne nouvelle apportée par Jésus, nous offre un commencement qui parle à nos propres commencements, qui nous échappent toujours, que l’on ne peut jamais identifier précisément dans le temps, et qui ne correspondent pas nécessairement à ce qu’on attendait en raison même de leur nature qui est de faire advenir du neuf dans notre vie, et de l’inattendu lorsque ce commencement concerne Dieu lui-même.

Amen

James Woody, dimanche 4 septembre 2016, Temple de la Rue Maguelone, Montpellier

Image par D. van den Akker : panneau de bois sculpté en bas-relief (doré) -1750 - Rumengol, Notre Dame - Jean-Baptiste en vêtement de poil de chameau