À cette époque-là, Jésus vint de Nazareth en Galilée, et il fut baptisé par Jean dans le Jourdain. Au moment où il sortait de l'eau, il vit le ciel s'ouvrir et l'Esprit descendre sur lui comme une colombe, et une voix se fit entendre du ciel : « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute mon approbation. » Aussitôt, l'Esprit poussa Jésus dans le désert où il passa 40 jours, tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient. Après que Jean eut été arrêté, Jésus alla en Galilée. Il proclamait la bonne nouvelle [du royaume] de Dieu et disait : «Le moment est arrivé et le royaume de Dieu est proche. Changez d'attitude et croyez à la bonne nouvelle!» Comme il marchait le long du lac de Galilée, il vit Simon et André, frère de Simon, qui jetaient un filet dans le lac; c'étaient en effet des pêcheurs. Jésus leur dit : « Suivez-moi, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes. » Aussitôt, ils laissèrent leurs filets et le suivirent. Il alla un peu plus loin et vit Jacques, fils de Zébédée, et son frère Jean, qui étaient eux aussi dans une barque et réparaient les filets. Aussitôt, il les appela; ils laissèrent leur père Zébédée dans la barque avec les ouvriers et le suivirent.

Marc 1, 9-20 (extrait du Segond 21)

Faire face au réel

filet solChers frères et sœurs, nous n’en sommes qu’au premier chapitre de l’évangile selon Marc, c’est-à-dire, littéralement « la bonne nouvelle », et voilà, déjà, une mauvaise nouvelle : Jean le Baptiste vient d’être livré. Nous apprendrons un peu plus loin que sa tête finira tranchée sur un plateau. A ceux qui voudraient que la Bible soit un livre d’évasion qui nous permette de sortir des ennuis du quotidien, qui nous permette de faire abstraction des soucis et des mauvaises nouvelles, et que la religion ne soit qu’un opium, l’évangile selon Marc apporte un démenti rapide. La Bible ne met pas notre monde entre parenthèse et ne fait pas abstraction des zones d’ombre. Ici comme ailleurs, la violence, les coups tordus, les scandales sont évoqués. L’évangéliste Marc ne détourne pas le regard de ce que nous voudrions si souvent chasser de la réalité : il l’inscrit pleinement dans son récit, sans toutefois lui donner le type de développement auquel nous sommes habitués de nos jours. Dans un style lapidaire qui lui est propre, l’évangéliste Marc évoque cette mauvaise nouvelle sans donner de détail, sans donner la parole à l’une ou l’autre des parties, sans procéder à une enquête de voisinage. L’évangéliste n’étale pas ses opinions, il ne fait pas de récupération de ce fait d’actualité pour alimenter les colonnes de son texte. Le fait, rien que le fait, car, ce qui intéresse l’évangéliste, c’est de voir comment on réagit à une mauvaise nouvelle plutôt que de s’apitoyer sur le sort de Jean-Baptiste.

Il n’y ni fascination morbide (alors que de nos jours nous aurions droit à des images en boucle), ni lamentation stérile (alors que nous aurions droit aussi à tout un tas de couplets sur l’injustice). Et, pour autant, Marc ne verse pas non plus dans le fatalisme au sens où il n’y aurait plus rien à faire face à des puissances qui nous dépassent de loin. Il ne se résigne pas face a une machine politique qui écrase tout sur son passage et qu’il est impossible pour quiconque d’enrayer. Et pourtant… Marc a dit un peu plus tôt que Jean le baptiste attirait à lui une foule nombreuse venue de Jérusalem et des alentours, sous-entendant qu’il jouissait d’une grande popularité et d’une forte renommée. Et pourtant, en dépit de sa notoriété, il a été livré. Que pouvons-nous bien faire face à cela ?

Jésus, lui, ne verse ni dans la fascination morbide, ni dans la lamentation, ni dans la résignation. Il part en Galilée pour dire ce qu’il a à dire au sujet de Dieu. Nous avons toujours la liberté d’être découragé voire abattu par une mauvaise nouvelle. Pour sa part, dès le début de l’évangile qu’il compose, Marc laisse entendre que Jésus n’est pas du genre à se laisser abattre, fût-ce par une mauvaise nouvelle qui le touche personnellement. Dès le début de l’évangile, Marc prépare le lecteur à ce qui se passera à la fin de son histoire, quand Jésus, lui aussi, sera livré (c’est le même verbe en grec). Est-ce que les disciples devront errer, hagards, ou, au contraire, devront-ils se rendre, eux aussi, en Galilée pour poursuivre l’œuvre inaugurée par leur maître ? La réponse est à lire du côté de récit de Pâques, pour les plus curieux d’entre vous.

Dès le commencement de l’évangile, Marc ouvre le regard du lecteur dont il veut faire un disciple du Christ, en lui montrant comment un disciple réagit dans l’adversité, au plus fort du mauvais temps : le disciple n’est pas quelqu’un qui se renferme sur soi-même, ni un être qui s’apitoie sur son sort. Le disciple va de l’avant et s’ouvre aux autres.

Combattre le mal par le bien

Jésus ne se contente pas de reprendre le flambeau de Jean le Baptiste, il va aussi élargir le cercle de ses amis en appelant à sa suite rapidement 4 personnes qui vont le suivre. Là où le monde hostile et plein de violence coupe des têtes, Jésus en ajoute, multipliant les visages qui vont être le relai de sa bonne nouvelle.

Il y a déjà, sous la plume de Marc, une indication donné au lecteur sur ce qui caractérise l’action du Christ : là où la raison d’Etat, la raison humaine a tendance à couper court, à faire des coupes sombres, à trancher dans le vif, à réduire la vie, Jésus ajoute de la vie à la vie. Quand nous accueillons le royaume de Dieu, lorsque nous laissons Dieu être présent parmi nous, la vie ne se réduit pas. Bien au contraire, elle s’épanouit. Ce que nous pouvons relever c’est que nous assistons ici à l’opposition radicale de deux logiques : celle qui coupe des têtes et celle qui ajoute des visages. Et nous, de quel côté sommes-nous ? Quelle logique appliquons-nous au jour le jour, notamment lorsque nous sommes affrontés à des difficultés ?

Nous pourrions être tentés par une réaction symétrique en infligeant à ceux qui nous agressent une violence au moins aussi forte. Ce serait alors la logique de la vengeance. Ce serait une réaction en miroir : nous infligerions à ceux qui nous font du mal un mal identique, autrement dit, nous leur ferions ce que nous leur reprochons. La logique de l’Evangile n’est pas symétrique. Ce n’est pas une réponse du berger à la bergère. Ce n’est pas un prêté pour un rendu. Ce n’est pas une logique de l’équivalence. A la manière de ce que l’apôtre Paul écrivit à la communauté de Rome : on combat le mal par le bien, et non par un mal supérieur (Rm 12/21). L’Evangile nous propose de combattre le mal en nous engageant au service de la vie et de ce qui encourage la vie.

Mort et résurrection au quotidien

À cela il convient d’ajouter qu’il n’y a pas qu’un aspect quantitatif : l’action de Dieu ne se mesure pas qu’au nombre de personnes que l’on ajoute sur son carnet d’adresse. Les tyrans et les gens malhonnêtes ont aussi de grands réseaux de relation. Il y a aussi la qualité de la relation qui entre en ligne de compte.

waterdoop« Je vous ferai devenir pêcheurs d’hommes », dit Jésus à ces personnes qu’il appelle à sa suite et qui, jusque là, pêchaient des poissons. Ces hommes de Galilée savent que la pêche consiste à faire sortir les poissons hors de l’eau pour les rapporter sur le rivage. Nous retrouvons là un geste que nous avons quelque peu oublié mais qui a été évoqué par Marc un peu plus tôt, au moment du baptême de Jésus. Le baptême consistait initialement à plonger entièrement la personne dans l’eau (c’est le sens du verbe grec baptizo). Cela signifiait que tout son corps était concerné par le baptême, que ce n’était pas qu’un geste intellectuel pour la tête. Le fait de plonger la personne tout entière puis de la ressortir de l’eau et de la raccompagner sur le rivage signifiait qu’elle était comme noyée puis ramenée à la vie, dans un mouvement qui évoque la mort et la résurrection. Le baptême évoque un processus de résurrection.

Alors que le baptême consiste désormais en de l’eau posée sur la tête du baptisé, nous avons perdu l’aspect dramatique du baptême à savoir la période intermédiaire entre la plongée dans l’eau et la sortie hors de l’eau : le baptisé allait-il ressortir vivant ? À l’époque de Jésus, il ne s’agissait, déjà, que d’une représentation symbolique. On ne contraignait pas le baptisé à rester sous l’eau au-delà de ses limites, jusqu’à la noyade, pour vérifier que Dieu acceptait bel et bien la personne dans sa famille en le maintenant en vie de manière surnaturelle. Le baptême représentait cette forme d’incertitude présente dans chaque histoire personnelle : est-ce que ça va aller ? Est-ce qu’on va s’en sortir ? Va-t-on cesser d’être submergé par tout ce qui nous noie au fur et à mesure que la vie progresse ? Le baptême représente bien plus que le passage de la mort biologique à la vie éternelle ; il parle à notre condition humaine aux prises avec toutes les contraintes qui viennent se greffer sur notre existence. Le baptême, comme sortie de l’eau qui noie, parle aussi bien à l’écolier qui est encore sous des années d’apprentissage, qu’à l’étudiant qui se demande s’il va s’en sortir pour trouver un travail, qu’à la personne qui se demande si elle va s’en sortir de son cancer ou de sa dépression, qu’à la famille qui se demande si elle va s’en sortir des pépins qui s’accumulent les uns après les autres. Le baptême, comme sortie de l’eau, parle à nos angoisses, à nos détresses, à nos fascinations morbides, à nos lamentations, à nos moments d’abattement. Le baptême parle à tous ces temps d’incertitude pendant lesquels nous nous demandons si nous arriverons à refaire surface.

Jésus, fort de son propre baptême, instaure un nouveau ministère, celui de pêcheur d’hommes. C’est le ministère de la main tendue de Dieu qui s’efforce de hisser l’humanité hors de la nasse où elle se trouve parfois. C’est le ministère de la main tendue de Dieu qui s’efforce de ressusciter la vie défaillante, la vie en bout de course. C’est le ministère de la main tendue de Dieu qui veut ramener tout homme sur la rive pour que la vie continue. C’est le ministère de la main tendue de Dieu qui veut remonter l’homme qui s’enfonce dans les abysses de la vie matérielle. C’est le ministère de la main tendue de Dieu que veut humaniser les rapports sociaux, qui veut que l’homme grandisse en humanité, qui veut que son esprit s’ouvre aux forces de l’esprit au lieu d’être prisonnier des bas fonds de l’existence. C’est le ministère de la main tendue de Dieu qui relève, qui ressuscite, qui libère des cachots, des mouroirs, des taudis de l’existence.

Marc ne nous cache pas qu’il y a dans le monde des forces qui décapitent les projets les plus généreux. Mais il préfère s’attarder sur les réactions évangéliques que nous pouvons mettre en œuvre pour que, jamais, ces forces-là ne l’emportent définitivement. Jésus ouvre la saison de la pêche à laquelle nous sommes tous conviés. Nous pouvons nous aussi laisser les filets, oui, nous pouvons vivre avec une certaine audace, sans filet, en inventant une nouvelle manière de vivre les uns avec les autres. En laissant le père, les disciples de Jésus indiquent qu’il est possible de frayer un nouveau chemin, qu’il est possible de ne pas marcher exactement dans les pas de nos aïeux, il est possible de ne pas répéter l’histoire et donc les erreurs du passé. Il est possible d’inventer de nouvelles manières d’être pêcheur d’homme, et de ramener les zombies que nous croisons à l’humanité florissante. Il est possible de sauver celles et ceux qui nagent entre deux eaux, celles et ceux qui s’enlisent dans leurs problèmes et se noient petit à petit. Frères et sœurs, la saison de la pêche est ouverte et Jésus nous enjoint à être de grands pêcheurs devant l’Eternel.

Amen

James Woody. dimanche 11 septembre 2016, Temple de la Rue Maguelone