Tu m'as attiré, Éternel, et je me suis laissé attiré ; tu m'as saisi, tu m'as vaincu. Et je suis chaque jour un objet de raillerie, Tout le monde se moque de moi. Car toutes les fois que je parle, il faut que je crie, que je crie à la violence et à l'oppression ! Et la parole de l'Éternel est pour moi un sujet d'opprobre et de risée chaque jour. Si je dis : je ne ferai plus mention de lui, je ne parlerai plus en son nom, il y a dans mon cœur comme un feu dévorant qui est renfermé dans mes os. Je m'efforce de le contenir, et je ne le puis.

Maudit soit le jour où je suis né ! Que le jour où ma mère m'a enfanté ne soit pas béni ! Maudit soit l'homme qui porta cette nouvelle à mon père : il t'est né un enfant mâle, Et qui le combla de joie ! Que cet homme soit comme les villes que l'Éternel a détruites sans miséricorde ! Qu'il entende des gémissements le matin, et des cris de guerre à midi ! Que ne m'a-t-on fait mourir dans le sein de ma mère ! Que ne m'a-t-elle servi de tombeau ! Que n'est-elle restée éternellement enceinte ! Pourquoi suis-je sorti du sein maternel pour voir la souffrance et la douleur, et pour consumer mes jours dans la honte ?

Tu le sais, ô Éternel, souviens -toi de moi, ne m'oublie pas, venge-moi de mes persécuteurs ! Ne m'enlève pas, tandis que tu te montres lent à la colère ! Sache que je supporte l'opprobre à cause de toi. J'ai recueilli tes paroles, et je les ai dévorées; Tes paroles ont fait la joie et l'allégresse de mon cœur ; car ton nom est invoqué sur moi, Éternel, Dieu des armées ! Je ne me suis point assis dans l'assemblée des moqueurs, afin de m'y réjouir ; mais à cause de ta puissance, je me suis assis solitaire, car tu me remplissais de fureur. Pourquoi ma souffrance est-elle continuelle ? Pourquoi ma plaie est-elle douloureuse, et ne veut-elle pas se guérir ? Serais-tu pour moi comme une source trompeuse, Comme une eau dont on n'est pas sûr ? C'est pourquoi ainsi parle l'Éternel : si tu reviens, je te ferai revenir, et tu te tiendras devant moi ; si tu sépares ce qui est précieux de ce qui est vil, tu seras comme ma bouche. Eux reviendront vers toi, mais ce n'est pas à toi de revenir vers eux.

Jérémie 20/7-9, 14-18 ; 15/15-19

(La prédication peut être écoutée en suivant ce lien : https://soundcloud.com/user-799080697/la-foi-nest-pas-faite-pour-le-musee)

Chers frères et sœurs, le réformateur Martin Luther disait de la prière qu’elle est le métier du chrétien. Et pourtant la prière est loin d’être, de nos jours, la chose la plus couramment pratiquée. Il semblerait même que les protestants prient moins que les catholiques. Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie prier, car cela varie considérablement d’une personne à une autre. Avec ces versets lus dans le livre du prophète Jérémie, je retiens trois caractéristiques de la prière qui pourraient nous aider à ne pas faire mentir Luther et à faire de la prière, le métier du chrétien et, selon moi, le vrai métier de l’honnête homme, qu’il soit chrétien ou non.


ne pas subirLa première caractéristique de la prière est qu’elle met en évidence un point essentiel de l’état d’esprit de celui qui prie. Nous le constatons aussi bien avec le personnage Jérémie qui s’adresse à Dieu, autrement dit qui le prie, qu’avec le livre des Psaumes, les prières de la Bible expriment souvent une colère, ou une lassitude, ou une angoisse… toutes sortes de sentiments qui n’ont rien de plaisant. La prière est souvent une plainte. Nous pourrions dire, pour employer une expression forgée à partir de la Bible, que la prière est souvent une jérémiade. Or, les jérémiades, il n’y a pas que les personnages bibliques qui en sont capables. Il n’y a pas non plus que les chrétiens qui sont capables de jérémiades, autrement dit de se plaindre que ça ne va pas comme ils voudraient. Des personnes qui se plaignent, on en connaît tous et, nous-mêmes, il nous arrive de bougonner voire de râler.

C’est bon signe ! La plainte se situe précisément dans le droit fil de ce qu’est une prière et c’est une des raisons pour lesquelles la prière est le métier du chrétien. Se plaindre, c’est exprimer que ça ne va pas, et donc, de manière implicite, c’est une manière d’exprimer que ça pourrait aller mieux. Si nous nous plaignons, c’est parce que nous avons au moins l’intuition que la vie pourrait être différente. Nous savons que nous avons mal parce que nous savons ce que signifie ne pas avoir mal. Nous savons que nous avons froid parce que nous savons ce qu’est ne pas avoir froid. Lorsque nous nous plaignons d’une situation, c’est parce que nous savons qu’il pourrait en aller autrement et c’est cela que nous voulons : que ça aille mieux (sauf pour les personnes qui ont découvert que se plaindre était une manière de se faire remarquer et donc d’exister). La plainte, c’est une manière négative de dire que nous voulons plus de justice, ou plus de bonheur, plus de liberté, plus de beauté. La plainte, c’est une manière négative de dire qu’une situation pénible n’a rien de fatal : il pourrait en aller autrement. La prière, quand elle est plainte, est donc déjà une manière de ne plus subir. C’est une manière de ne pas être résigné. Le professeur Raphaël Picon parlait de la prière comme d’une posture conquérante. Cela ne veut pas dire que tout change en un clin d’œil, en un claquement de doigts.

C’est une manière de ne plus se contenter du tohu-bohu, c’est une manière de ne plus se satisfaire d’une situation que nous estimons chaotique. Se plaindre, dans la prière, c’est commencer à désobéir à un ordre du monde qui provoque le malheur, la souffrance, l’injustice, l’aliénation. Se plaindre, dans la prière, c’est commencer à reprendre la main. Même lorsqu’on en vient à regretter d’être né, même lorsqu’on en vient à maudire sa mère de nous avoir mis au monde, on exprime qu’une situation est invivable, qu’on ne peut pas la tolérer plus longtemps. La prière, lorsqu’elle est une plainte, indique que le moment est venu pour que ça change.


motsJe parlais de tohu-bohu, de chaos. Ces expressions viennent du premier récit de la création dans le livre de la Genèse. C’est le tohu-bohu, c’est invivable, et une parole divine va mettre de l’ordre dans ce bazar pour que cela devienne autrement plus vivable. Le fait que la parole vienne rendre vivable une situation qui ne l’était pas, c’est l’autre bénéfice de la prière, que l’on découvre également dans l’expérience de Jérémie. Je dirais que la prière nous donne les mots pour le dire. Chez Jérémie, cela est dit de deux manières différentes. D’une part Jérémie dit qu’il a dévoré les paroles de l’Eternel qui ont fait l’agrément et la joie de son cœur (15/16) et, d’autre part, l’Eternel dit à Jérémie qu’il sera comme la bouche de l’Eternel (15/19), c’est-à-dire capable de prononcer des paroles qui sortent la vie du chaos.

Avant d’aller plus loin dans le fait que la prière nous donne les mots qui permettent de nous redresser et d’aller à nouveau de l’avant, il importe de lever un malentendu et de dire clairement que le dialogue avec Dieu ne se passe pas comme un dialogue que nous pouvons avoir avec quelqu’un. Certes, les textes bibliques racontent que tel personnage a discuté avec Dieu qui lui a répondu ; parfois la discussion est paisible, parfois elle est digne des discussions de marchands de tapis, elle est parfois spirituelle, d’autres fois encore elle est une liste de demandes. Mais ce serait une source de découragement pour ceux qui découvrent ce qu’est la prière, pour ceux qui n’ont pas eu d’éducation chrétienne dans leur enfance, de penser que la prière est un dialogue avec Dieu semblable à ceux que nous avons l’habitude d’avoir au quotidien.

Pour bien comprendre cela, nous pouvons observer que Jérémie dialogue avec l’Eternel, se livrant de la manière la plus intime qui soit et, pourtant, ce que l’Eternel dit à Jérémie c’est que si Jérémie revient vers l’Eternel, alors l’Eternel le fera revenir vers lui. Comment Jérémie pourrait-il revenir vers l’Eternel alors qu’il vient de lui dire sa plainte, son regret d’être né et qu’il a, au passage, déclaré que tout cela l’Eternel le savait ? Comment revenir vers quelqu’un quand on est déjà si proche de lui ? Cela est possible si ce quelqu’un n’est justement pas quelqu’un. Dieu désigne ce qui attire Jérémie vers une meilleure compréhension de sa propre vie. Et la prière est ce travail personnel par lequel Jérémie prend conscience de ce qu’il y a de plus désirable dans la vie, ce qui mérite qu’on n’abandonne pas la vie prématurément.

La prière, ce n’est donc pas nécessairement se mettre à genoux, les mains jointes, selon l’image traditionnelle du petit Samuel, que l’on trouve parfois au dessus du lit des enfants. La prière, c’est ce travail personnel pour mettre des mots sur ce que nous ressentons, d’une part, et sur ce que nous désirons, d’autre part, de manière à prendre conscience des chemins qui pourront nous mener jusqu’à ce que nous espérons. Ce travail de mise en mot nous aide à ne plus subir ce qui nous arrive car verbaliser, c’est identifier. Que ce qui nous arrive soit malheureux ou extrêmement joyeux, être capable de le raconter, c’est être capable de le reconnaître, donc de le mettre à distance et, par conséquent, de ne plus être soumis aux événements. Où sont les mots pour le dire ? Où sont les paroles que nous pourrons dévorer à notre tour ? Les mots ne sont pas ailleurs que là où des paroles de vérité retentissent. Nous trouvons les mots pour le dire dans la Bible qui met à jour des mécanismes de violence et des moyens de procurer la joie, le bien-être, la paix. Nous trouvons les mots pour le dire auprès des personnes que nous rencontrons, avec lesquelles nous échangeons sur les sujets importants de la vie, sur ce qui nous touche personnellement. Nous trouvons les mots pour le dire dans des livres, dans des articles, dans la poésie qui scrute notre vie dans toute son étendue, qui explore notre univers comme la sonde Rosetta pour nous donner les données les plus précises afin de comprendre notre histoire un peu mieux. Nous trouvons les mots en parlant avec des proches ou des parfaits inconnus qui partagent avec nous ce même désir d’y voir plus clair.

Des mots pour le dire. C’est en ayant du vocabulaire que notre pensée se précise, qu’elle vise au plus juste, qu’elle est capable de rendre compte du réel avec toutes les nuances nécessaires. C’est en ayant du vocabulaire que nous pouvons exprimer ce que nous avons sur le cœur, que nous pouvons partager nos sentiments, sans être frustrés de ne pas pouvoir communiquer correctement. La prière est un travail d’orfèvre. Le professeur Raphaël Picon disait que la prière est une narration de l’intime : la formule est on ne peut plus juste. La prière désigne le fait de s’exposer en vérité. La prière, c’est pouvoir se raconter sans se mentir, sans cacher sous le tapis ce dont nous ne sommes pas très fiers. La prière est alors l’apprentissage des mots qui permettent d’exprimer se qui se construit en nous et de penser l’avenir.


conversionC’est donc à la condition que la prière soit un espace de liberté absolue, qu’elle peut avoir toute son efficacité. C’est la raison pour laquelle la prière publique n’a jamais remplacé la prière personnelle où, seul dans son alcôve, le croyant vit un face à face avec l’Eternel, sans la présence de qui que ce soit. Ne pas avoir à craindre le regard réprobateur, l’oreille inquisitrice et terriblement curieuse, prête à rapporter ce qui aura été dit. La prière a besoin de confidentialité pour aller au fond des choses sans verser dans l’exhibitionnisme. Et il est crucial d’aller au bout de soi, dans la prière. Il est essentiel que nous puissions mettre à jour ce qui nous préoccupe vraiment, de manière à pouvoir en faire quelque chose ensuite.

Ici, avec Jérémie, faire quelque chose de ce qui est remonté à la surface à un nom. En hébreu, c’est la teshouvah, un mot qui revient plusieurs fois avec le verbe shouv qui veut dire, justement, revenir ou retourner. La teshouvah, c’est ce mot que l’on traduit parfois par conversion. Il ne s’agit pas de devenir protestant alors qu’on était juif ou orthodoxe. La conversion, c’est le fait de donner une nouvelle orientation à sa trajectoire, comme on le fait à ski sur les pentes enneigées. Nous nous rendons compte que nous filons droit vers la sortie de piste, vers le précipice. Alors on s’arrête, on fait le point, et on remet les skis dans la bonne direction. C’est ce qui arrive également à Jérémie qui va orienter sa vie à nouveau vers l’Eternel. Au lieu de ne vivre qu’en fonction des problèmes qu’il rencontre, en fonction des moqueries qu’il subit ; au lieu de ne vivre qu’en fonction de ses ennemis, Jérémie va se remettre dans le sens de l’Eternel : il va se remettre face à ce qui a valeur d’absolu, ce qui ne dépend pas des aléas du moment. Oui, l’Eternel est ce qui attire, ce qui nous séduit, ce qui nous arrache aux vilainies et nous donne, à nouveau, le goût de ce qui est précieux, pour reprendre le vocabulaire du texte biblique. Jérémie ne va pas chercher à se faire bien voir de ses ennemis. Il ne va pas se mettre à calculer sa vie en fonction de ce que les autres attendent de lui. Jérémie va orienter sa vie de manière absolue, de manière inconditionnelle, et c’est cela qui attirera, le cas échéant, ses ennemis d’autrefois vers des sentiments plus évangéliques.

Nous découvrons, avec Jérémie, que la prière a cette vertu de nous reconnecter à l’essentiel et donc de relativiser des problèmes qui sont souvent mineurs lorsqu’ils sont mis en balance avec les sujets qui ont vraiment de la valeur. La prière peut changer notre regard sur le monde, sur les situations, sur les personnes, sur nous-mêmes, et nous redonner la confiance nécessaire pour aller notre vie sans être obnubilés par ce que pensent et disent ceux qui nous entourent. La prière est ce moyen par lequel nous pouvons nous mettre au bénéfice de la grâce, c’est-à-dire le moyen par lequel notre vie peut être renouvelée de fond en comble par ce qui arrache l’existence au tohu-bohu, au bazar ambiant. La prière est ce moyen par lequel nous retrouvons le véritable sens de notre trajectoire. La prière est ce moyen par lequel nous pouvons à nouveau entendre vers quoi nous attire notre vocation personnelle. La prière est bel et bien le métier du chrétien et des autres.

Amen

James Woody, Temple de la Rue Maguelone à Montpellier, dimanche 2 octobre 2016