Lorsque le pasteur Luc-Olivier Bosset m'a demandé de clôturer le forum Lanceurs d'alerte à Cournonterral le 15 octobre 2017 par une intervention — courte rassurez-vous — j'ai imprudemment dit « oui ». Et puis, le moment approchant, je me suis interrogé : au fond, au-delà de ce que j'ai comme chacune et chacun de vous entendu dans les médias, c'est quoi un « lanceur d'alerte » ? Je suis donc allé voir sur Wikipédia :


FdL2017 1« Un lanceur d'alerte est toute personne, groupe ou institution qui, ayant connaissance d'un danger, un risque ou un scandale, adresse un signal d'alarme et, ce faisant, enclenche un processus de régulation, de controverse ou de mobilisation collective. La notion est apparue en France en particulier à propos d'alertes sanitaires et environnementales Il s'agit généralement d'une personne ou d'un groupe qui estime avoir découvert des éléments qu'il considère comme menaçants pour l'homme, la société, l'économie ou l'environnement et qui, de manière désintéressée, décide de les porter à la connaissance d'instances officielles, d'associations ou de médias, parfois contre l'avis de sa hiérarchie.»

Un peu plus loin, l'article donne des exemples historiques dans le passé jusqu'à aujourd'hui. Et parmi ces exemples Martin Luther, un moine allemand qui le 31 octobre 1517 (soit 5 siècles dans 16 jours !) aurait placardé sur les portes de la chapelle du château de Wittenberg ses « 95 thèses » condamnant violemment la vente d'indulgences que pratiquait l'Église catholique, et plus durement encore les pratiques du Haut clergé - principalement de la papauté. Le pape Léon X (de la dynastie Médicis) lui ordonna de se rétracter par une bulle pontificale, mais Luther la brûlera en public et rompra avec Rome. Il recevra, le 3 janvier 1521, une autre bulle lui signifiant son excommunication. Et, l'histoire évidemment ne s'est pas arrêtée là... Nous en avons ici, dans ce Temple, la preuve !

Nous voilà donc en bonne compagnie !

Mais, plutôt que de vous parler de Luther, je vous parlerai d'un personnage des temps lointains, un juif qui vivait sept siècles avant JC et qui s'appelait Jérémie. C'était, pour reprendre la terminologie de son époque, un « prophète », c'est-à-dire non pas comme on le dit souvent à tort quelqu'un qui prédisait l'avenir mais quelqu'un qui était porteur d'une parole d'interpellation adressée aux puissants (rois et prêtres) et plus largement au peuple d'Israël tout entier.

Bref, un « lanceur d'alerte » si on veut bien risquer un anachronisme...

Parce que, bien sur, je n'oublie pas que le phénomène du « lanceur d'alerte » est un phénomène lié à notre société contemporaine (malgré l'article de Wikipédia mentionnant Luther), cette société « liquide » pour reprendre l'expression du philosophe et sociologie Zygmunt Baumann, société dans laquelle la verticalité de l'autorité « solide » (Etat, Eglise, Parti, famille, Médecin, etc.) est profondément remise en question au profit d'un individu responsable mais seul face à lui même et à ses choix et à une identité fragilisée, « liquide ». C'est aussi cela le contexte dans lequel nait la notion de « lanceur d'alerte ».

Cependant, si malgré l'écart temporal, culturel, idéologique qui nous sépare de l'époque de Jérémie (près de 2800 ans) je le convoque sous le label du « lanceur d'alerte », c'est qu'on peut en tirer quelques éléments de réflexion pour aujourd'hui.

FdL2017 2La première chose que j'aimerais souligner, pas la moins importante, est la suivante : ce gars là, Jérémie, il ne voulait surtout pas être prophète ! C'est même la dernière chose qu'il voulait faire... parce qu'il savait que cela n'allait lui attirer que des ennuis. Mais voilà, pour le dire à la manière des croyants : « Il n'a pu se dérober à l'appel de son Dieu ». Une formule que je propose de traduire de façon « neutre » (c'est-à-dire audible par tous même ceux qui ne croient pas qu'un Dieu puisse appeler quelqu'un) : quelque chose de plus fort que lui l'a contraint à parler, à se mettre en danger. A se faire rejeter par tous, à risquer sa peau même.

Un malade, un parano, ou un mégalo diront certains. Peut-être. C'est une façon de voir les choses et cela existe. On peut aussi voir les choses autrement : quelqu'un qui a ouvert les yeux sur une réalité et qui ne peut plus les fermer sinon à se trahir lui-même. Quelqu'un qui, du coup préfère risquer sa tranquillité plutôt que de ne pas vivre en conformité avec sa conscience. Laquelle n'est pas un petit moi égocentrique qui veut tout faire tourner autour de lui mais simplement une voix intérieure qui l'appelle et le contraint à parler. Plus exactement à faire des choses un peu folles.

Alors, mégalo ou authentique témoin ce Jérémie. La question est ouverte : seul le temps qui passe et les fruits qui en découlent indiquent ce qu'il en est de l'authenticité de nos engagements.

FdL2017 3Deux faits pourtant montrent à quel point Jérémie a pu se montrer en décalage avec l'opinion publique, de telle manière qu'il ne fait aucun doute qu'il ne cherchait pas à plaire où à se valoriser.

Alors que la nation est menacée par un ennemi puissant, le Roi de Babylone, et alors que tout le monde est prêt à résister, voici Jérémie qui traverse la ville avec un joug sur les épaules en proclamant, devant le roi d'Israël et le peuple réunis : « La nation qui offrira sa nuque au joug du roi de Babylone et le servira, je lui accorderai du repos sur son sol – oracle du Seigneur « (27,11). Ce message défaitiste de reddition à l'ennemi est inadmissible. Pour donner plus de poids à sa parole, il la mime et montre ce qui va arriver en se mettant le joug sur les épaules : la soumission inévitable du peuple à Babylone. Il se fera ainsi une réputation de « prophète de malheur » et il en payera le prix (rejet, emprisonnement, danger pour sa vie)

Puis peu plus tard, alors que désormais l'armée de Babylone campe autour de Jérusalem et que l'avenir est bouché, alors que maintenant plus personne n'y croit et tout le monde est prêt à se rendre... et bien voilà que Jérémie achète un champ dans la ville même. Ce n'est pas le moment de vendre ou d'acheter ! Lui qui annonçait la ruine prochaine, invite, maintenant que tout le monde est convaincu que c'est la fin, à croire en l'avenir.

Fallait oser !! Fallait oser se trouver en décalage non seulement vis-à-vis des pouvoirs que vis-à-vis de l'opinion publique.

Alors qu'est-ce qui caractérise le « prophète » ?

Ce n'est pas une « profession » !!!... ni une promotion... Ce n'est pas un boulot en somme...! Ça ne rapporte que des em...

C'est une vocation au sens d'un appel (intérieur et extérieur). Convoqué par quelque chose qui le dépasse et qu'il aimerait ne pas avoir entendu. Bref, la première personne que dérange un prophète c'est lui-même. C'est dire que si quelqu'un trouve du plaisir à faire le prophète... il n'est en somme qu'un faux-prophète !

Alors, aujourd'hui, que peut-on retenir de cette vieille histoire du prophète Jérémie ?

Si j'ose tenter de sauter presque trois millénaires, je dirai alors qu'être un « lanceur d'alerte » ce n'est pas « avoir une opinion »... C'est être témoin d'autre chose que de ses propres envies, opinions, idées, lubies...

C'est une prise de risque : il s'agit de ramer à contre courant... ramer contre soi-même. C'est dire, « il n'y a pas » quand tout le monde dit « il y a » (il n'y a que ça à voir et à faire) et « il y a » quand tout le monde dit : « il n'y a pas »... (il n'y a pas d'autres solutions). C'est, en quelque sorte être un impénitent « dissident » (Ellul)

Luther : Je ne puis autrement, ma conscience est « serve ». J'aimerais faire autrement mais ne je ne peux pas !!!

FdL2017 4Être lanceur d'alerte, ce n'est pas une façon de se mettre en avant, de faire plaisir à son orgueil personnel ou de faire des affaires.

- C'est une contrainte que l'on accepte de porter sans se plaindre mais dont on souhaiterait se passer.
- C'est une « responsabilité » : une capacité de répondre ; de dire « je » devant les autres et devant le monde.
- sans se poser en « victime » (ce n'est pas la faute des autres),
- sans être « donneur de leçon » (je suis moi-même concerné),
- sans que cela devienne une « rente » (dès que c'est possible je me retire),
- sans être prophète de malheur (la visée est l'espérance),
- en acceptant de « ramer à contre courant » même de ceux (surtout de ceux) avec qui on est d'accord (il y a ce qu'il n'y a pas ; il n'y a pas ce qu'il y a)

Un « lanceur d'alerte » serait alors celui qui ne cesse de nous redire, de se redire à lui-même : « regarde le monde avec un œil critique. Ne te laisse pas séduire par les pouvoirs, par les mirages des discours. Mais attention, méfie toi des discours avec lesquels tu es naturellement d'accord. Ils sont les plus susceptibles de te tromper ». ... Et puis surtout, ce qui va advenir est de toute manière différent de ce que tu prévois, parce que l'avenir est ouvert.

Elian Cuvillier, professeur à l'Institut de Théologie Protestante, Faculté de Montpellier (Cournonterral, le 15 octobre 2017)