Les pharisiens apprirent que Jésus avait réduit au silence les sadducéens. Ils se rassemblèrent et l’un d’eux, un spécialiste de la loi, lui posa cette question pour le mettre à l’épreuve : Maître, quel est le grand commandement de la loi ? Jésus lui répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence. C’est là le grand commandement, le premier. Un second cependant lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes.

Matthieu 22, 34-40 (nouvelle bible Segond)

lob 211019 21. « Aimer le Seigneur Dieu »…

Les Écritures nous disent que c’est LE commandement, le plus important. Et pourtant, ce premier commandement ne sent-il pas la poudre ?

Exiger « d’aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de toute son intelligence », n’est-ce pas exiger une adhésion totale, un engagement total dans notre foi ? Exiger d’aimer Dieu de TOUT son coeur, de TOUTE son âme, de TOUTE son intelligence, cela ne risque-t-il pas de faire de nous des fanatiques ?

Aujourd’hui, nous ne connaissons que trop ceux et celles qui, au nom de leur passion totale pour Dieu, adoptent des attitudes extrêmes et sont parfois prêts à user de moyens radicaux, voir terroristes pour imposer leur vue. Parce que ces postures nous sont hélas que trop connues, il est de la plus haute importance de développer un sens critique.

Les Écritures ont beau affirmer que c’est le premier des commandements, le mot « tout » répété trois fois attise notre vigilance. Oui, il nous faut rester critique par rapport à cette formulation, afin que ce commandement ne débouche pas sur une pratique dévoyée qui enferme celui ou celle qui s’y exerce dans des exaltations illusoires, voir dans des idéologies mortifères.

2. C’est pourquoi conscients de ces risques, beaucoup tiennent à sortir de cette ornière en rappelant la suite du passage évangélique que nous avons réécouté ce matin :

« Un second cependant lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Pour que nous ne nous perdions pas dans des exaltations extrêmes qui nous coupent de la réalité, notre foi doit articuler l’amour de Dieu avec celui du prochain. Cette articulation est fondamentale.

Grâce à elle, les choses s’équilibrent. La pratique de l’amour de Dieu s’approfondit grâce à la pratique de l’amour du prochain. De même, la pratique de l’amour du prochain s’affine grâce à celle de l’amour de Dieu. Articuler ces deux pratiques, c’est la garantie que nous gardons les pieds sur terre, la tête au ciel, et surtout les yeux en face des trous.

3. Articuler ces deux pratiques, qu’est-ce que cela signifie ? Souvent pour résoudre le malaise que je viens de vous décrire où la pratique de l’amour de Dieu est vue comme quelque chose de risqué, on entend les affirmations suivantes :

« Vu que le passage de l’évangile dit que le second commandement est semblable au premier, alors il suffit d’aimer son prochain pour accomplir l’exhortation d’aimer Dieu. »

Au lieu de se demander ce que peut signifier pour nous aujourd’hui une pratique équilibrée d’aimer Dieu, cette logique essaye de faire entrer toute la substance de la pratique de l’amour de Dieu dans la pratique d’aimer son prochain. Comme si ces deux pratiques devaient être confondues, rassemblées en une seule : aimer son prochain comme soi-même.

lob 211019 14. Je comprends tout à fait la logique de vouloir rassembler ces deux commandements en un seul. Cependant, cette logique me laisse sur ma faim ! Non pas parce qu’aimer mon prochain ne serait pas important. Mais parce qu’au lieu de répondre aux questions qu’éveillent en moi le commandement d’aimer Dieu, cette logique les évacue.

L’appel à aimer Dieu n’est perçu que comme comportant des risques. Il n’est pas perçu comme ouvrant des perspectives prometteuses. Or par rapport à la faim spirituelle qui se manifeste aujourd’hui dans nos sociétés sécularisées, une faim qui s’exprime de façon violente parfois, mais souvent aussi de manière hésitante ( cf jeune couple qui me partageait son envie de donner une dimension spirituelle à leur mariage pour cultiver une « ouverture à la transcendance »), je trouve nécessaire de prendre le temps de réfléchir à cet appel à aimer Dieu.

Et de nous demander : qu’est-ce qui est attendu de nous là ? C’est pourquoi au lieu de résoudre notre malaise par rapport à la pratique d’aimer Dieu en rassemblant les deux commandements en un seul, je souhaiterai pour ma part plaider une autre compréhension du mot « semblable » dans notre passage.

Semblables ne veut pas dire que les  deux commandements se confondent, mais plutôt qu’ils sont égaux. Cela signifie deux choses :

  • d’une part, ces deux pratiques ont la même valeur
  • d’autre part, elles sont irréductibles l’une par rapport à l’autre. Elles ne se recouvrent pas.

Comme il nous faut manger ET boire, je crois qu’il nous faut pratiquer l’amour de Dieu ET l’amour du prochain pour trouver notre équilibre.

5. Mais alors qu’est-ce que cela peut signifier pour nous aujourd’hui : « aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de toute son intelligence » ??

Avec un certain étonnement, en préparant cette prédication, j’ai réalisé que pour Augustin d’Hippone (IVe) et Thomas d’Aquin (XIIIe) qui sont deux théologiens emblématiques du christianisme, « aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de toute son intelligence », c’était la définition même du bonheur ! Rien de moins que cela. Du bonheur !

Leur raisonnement est le suivant : nous sommes tous à la recherche du bonheur. Or nous pouvons chercher notre bonheur dans la santé, dans la possession de biens, dans les honneurs de la société. Cependant, même si tout cela procure un certain bonheur, il n’en demeure pas moins que ce bonheur est passager. Car tous ces biens passent.

Or Dieu ne passe pas. L’aimer Lui, c’est ancrer notre bonheur dans un terreau plus fiable, plus profond.

C’est pourquoi tout l’enjeu pour Augustin et Thomas d’Aquin, c’est de ne pas orienter LA quête de notre vie vers des choses qui ne sont pas ultimes et qui un jour ou l’autre nous feront défaut. Il vaut mieux orienter notre quête vers Celui qui demeure quand tout passe.

Quand le consumérisme et le matérialisme de notre société ne suffisent plus à nous rendre heureux, ne sommes-nous pas à la recherche d’un bonheur plus profond que celui procuré par tous les biens de ce monde ?

Quand nous sommes en quête d’un bonheur plus profond, le commandement d’aimer Dieu ne devient-il pas, grâce à Augustin et Thomas d’Aquin, porteur d’un sens prometteur ?

S’exercer à aimer Dieu, ce n’est pas nous abandonner au fanatisme exalté, c’est plutôt nous exercer à trouver notre bonheur non pas seulement dans des choses qui passent, mais nous ouvrir à ce qui nous dépasse.

S’exercer à aimer Dieu, c’est ancrer notre bonheur dans quelque chose de plus persistant et plus profond qui demeure quand tout passe.

6. Une autre promesse contenue dans cette pratique d’aimer le Seigneur est contenue dans l’expression « ton Dieu ».

Le Dieu que nous sommes appelés à aimer n’est pas un principe abstrait. Mais c’est ton Dieu, le Dieu qui t’est devenu familier grâce à Jésus-Christ. Aimer le Dieu familier révélé en Jésus-Christ…

…c’est aimer le Dieu qui, comme nous le rappelle la parabole de la brebis perdue, délaisse les 99 brebis du troupeau pour partir à notre recherche. C’est aimer le Dieu qui ne reste pas calfeutré sur son petit nuage douillet, mais le Dieu qui bouge, qui descend dans notre quotidien pour nous rejoindre.

En ce sens, l’aimer Lui, cela n’alimente pas en nous le désir de fuir notre réalité, mais plutôt cela alimente en nous le désir également de descendre en nous-mêmes, de nous poser afin que nous habitions mieux notre quotidien.

Aimer le Dieu familier révélé en Jésus-Christ, c’est aimer le Dieu qui part à notre rencontre, parce qu’il est animé d’un désir profond d’établir une relation avec nous. C’est aimer le Dieu qui nous cherche pour vivre avec nous non un relation passagère, mais une alliance durable, stable.

lob 211019 3Ainsi aimer ce Dieu là, c’est se laisser être attiré par cet amour lumineux et rayonnant, capable de perforer les carapaces et les murailles afin de rappeler à chaque humain, qu’elle que soit sa situation, qu’il est invité au festin joyeux de la vie.

Devenir familier avec ce Dieu-là au point de l’appeler mon Dieu, c’est ne pas chercher d’excuses ni se cabrer quand l’attraction solaire de cet amour se fait sentir, mais c’est de répondre « oui » à cette invitation et partir explorer cette inépuisable bonté,

Devenir familier avec ce Dieu-là au point de l’appeler mon Dieu, c’est accepter de vivre une communion avec Lui qui a la passion chevillée au corps de vivre une communion avec nous.

7. « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et toute ton intelligence » et « tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Nous pourrions nous dire que ces deux pratiques sont en concurrences l’une par rapport à l’autre.

Le temps que nous consacrons à l’une se fait aux dépens de la disponibilité que nous pouvons accorder à l’autre. Le temps que nous accordons à pratiquer l’amour de Dieu se fait aux dépens du temps que nous offrons à notre prochain.

Or ce que j’ai essayé de partager avec vous ce matin, c’est une autre perception. Les deux pratiques ne se confondent pas, ni ne s’opposent. Mais elles s’articulent l’une à l’autre.

Chercher notre bonheur dans Celui qui va plus loin que le bonheur que peut nous procurer les biens passager de ce monde, Devenir familier avec le Dieu qui désire vivre une alliance avec nous, au point de l’aimer, cela détourne pas notre attention de la tâche urgente et importante qui est d’aimer notre prochain. Cela ne nous fait pas nécessairement perdre du temps. Au contraire, cela nous fait plutôt faire un pas de côté.

En pratiquant l’amour de Dieu, nous nous laissons être travaillés par un amour qui nous transforme. Ainsi transformés, nous n’abordons plus la pratique de l’amour du prochain de la même façon.

De même la pratique de l’amour du prochain nous fait toucher du doigt des situations qui elles-aussi nous transforment. Et c’est ainsi travaillés par tout ce vécu, chargés de questions, que nous évoluons dans notre pratique d’aimer Dieu.

Ce va et vient entre ces deux pratiques distinctes, irréductibles, mais égales entre elles, permet à ce que ces pratiques s’enrichissent mutuellement. Grâce à ce va et vient, nous approfondissons notre bonheur de vivre !

Amen

Luc-Olivier Bosset, le 20 octobre 2019 à Maurin
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