J'avais beaucoup à te dire, mon Dieu, mais je dois aller me coucher. Je suis comme anesthésiée, et si je ne suis pas à 22h au lit, je ne tiendrais pas une journée comme celle de demain. Et d'ailleurs: je vais d'abord devoir trouver une toute nouvelle langue pour parler de tout ce qui bouge dans mon cœur ces derniers jours. Je n'en ai pas du tout fini avec nous, mon Dieu, ni avec ce monde.

joodse-raadJe voudrais vivre encore très longtemps, et je vais traverser ce qui nous est imposé. Ces derniers jours, mon Dieu, ces derniers jours ! Et cette nuit. Il respire comme il marche. Et j'ai dit, sous les draps: prions ensemble. Non je ne peux pas en parler, de tout ce qui fut, ces derniers jours et la nuit dernière.

Je suis quand-même un de tes disciples, mon Dieu, à qui tu veux absolument faire partager tout de cette vie, et à qui tu as donné tant de force que je peux tout porter. Et tu as aussi permis à mon cœur de porter des émotions si grandes et si fortes. Quand, la nuit dernière, à 2h, je suis enfin montée dans la chambre de Dicky1 et quand je m'agenouillai, presque nue, au milieu de la chambre totalement « aufgelöst », je dis soudain : j'ai quand-même vécu beaucoup de grandes choses, aujourd'hui et cette nuit, mon Dieu, je suis reconnaissante du fait que je puisse tout porter, et que tu laisses si peu passer à côté de moi. Et maintenant, je dois aller me coucher.

1Dicky de Jonge habitait dans la même maison qu'Etty Hillesum

Etty Hillesum, le 19 juillet 1942; extrait de Het verstoorde leven (en français Une vie bouleversée); traduction en français: AA.
Image : l'immeuble où siègeait le Conseil Juif où  Etty Hillesum travaillaiit en juillet 1942