La parole du SEIGNEUR me parvint : Humain, parle aux gens de ton peuple ! Tu leur diras : Lorsque je fais venir l'épée contre un pays, et que le peuple du pays prend dans ses rangs un homme et le fait guetteur, si cet homme voit venir l'épée contre le pays, sonne de la trompe et avertit le peuple, et si celui qui entend le son de la trompe ne se laisse pas avertir, et que l'épée vienne l'enlever, son sang sera sur sa tête. Il a entendu le son de la trompe, et il ne s'est pas laissé avertir : son sang sera sur lui. Celui qui se laisse avertir sauvera sa vie. Si le guetteur voit venir l'épée et ne sonne pas de la trompe, si le peuple n'est pas averti, et que l'épée vienne enlever quelqu'un, celui-ci sera enlevé dans sa faute ; mais son sang, je le réclamerai au guetteur. Toi, humain, je te nomme guetteur pour la maison d'Israël. Tu écouteras la parole de ma bouche et tu les avertiras de ma part.

 

Ezéchiel 33, 1-7 (Nouvelle Bible Segond)

 

leguetteurSi on jette une grenouille dans une bassine d’eau bouillante, elle réagit violemment et en sort immédiatement. Mais si on met la même grenouille dans une bassine d’eau froide dont on élève progressivement la température, elle se laisse engourdir et meurt ébouillantée.

Cette histoire est là pour nous rappeler que souvent nous réagissons aux signaux forts. Lorsque le choc thermique est radical, la réaction ne se fait pas attendre. Un réflexe de survie ne tarde pas à se manifester. Par contre nous nous montrons tout aussi souvent insensibles aux évolutions progressives qui pourtant nécessiteraient une vive réaction de notre part.

Aujourd’hui nos manuels d’histoire nomment les années trente comme étant la décennie de « la montée des périls ». Une décennie où tous les signaux sont passés au rouge, où peu à peu la température a monté, monté… Et où également bien des grenouilles de l’époque se sont laissées engourdir !!!

Plutôt que de leur jeter la pierre, aujourd’hui face à cette période je m’interroge. Qu’est-ce que cela pouvait bien faire au corps, au cœur et à l’esprit de vivre une telle montée des périls ? Qu’est-ce qui fait qu’on n’en prend pas la mesure ? Est-ce parce qu’on n’a pas la grille d’interprétation permettant de bien situer et évaluer la totalité des événements ? Est-ce parce qu’on se résigne en se sentant condamné à l’impuissance ? ou bien est-ce qu’on réalise, au point d’en devenir malade ? et que dans un sursaut, on décide d’agir, mais alors pour faire quoi ? jusqu’où ?

Oui, aujourd’hui, je m’interroge, car après l’année électorale que nous venons de vivre, j’ai été témoin, comme vous, d’une montée de la température de notre société civile. Et face à cette montée, je sens comme un dédoublement de mon corps. Mon corps privé, lui ne se sent pas fondamentalement atteint, tandis que mon corps public, lui s’alarme, s’inquiète.

Pour mon corps privé, la vie continue, je continue tous les mercredis à faire les courses et les magasins regorgent toujours de biens, permettant de vivre une existence où tous les besoins fondamentaux sont satisfaits. Ce relatif confort fait que je ne tire pas toutes les conséquences des signaux inquiétants que m’envoie mon corps public, qui lui est inquiet face à la galère que vive bien des jeunes pour trouver un boulot, la consommation excessive, l’obsolescence programmée qui surexploitent les ressources de notre création, la radicalisation des esprits, l’audience toujours plus élevée que suscitent des discours de société agressifs et manichéens.

Cependant, entre mon corps privé et mon corps public, c’est comme s’il y avait une vitre. Tant que mon corps privé n’est pas fondamentalement atteint, je ne suis pas sous pression au point de vouloir vraiment changer ma manière de mener ma vie.

Cependant si l’Histoire nous enseigne quelque chose, c’est donc avant tout la fragilité de notre présent, l’imprévisibilité de notre avenir et la possibilité de franchir certains seuils sans en être vraiment conscient.

C’est pourquoi, même si je sens une vitre entre mon corps privé et mon corps public, je m’interroge : ne suis-je pas en train de devenir une grenouille qui se laisse engourdir par la montée de la température ??

Reconnaissant trop ma tendance à m’accommoder de cette vitre entre mes corps privé et public, je sens aujourd’hui plus que jamais le besoin de faire comme le peuple, dans le passage du prophète Ezéchiel. Le peuple qui a besoin « de prendre dans ses rangs un homme et de le faire guetteur. » (Ez 33, 2)

Le guetteur était celui qui montait sur la tour de garde, qui prenait de la hauteur pour scruter l’horizon. Le guetteur était celui qui ne restait pas lié à la vie quotidienne, mais s’extirpait de l’actualité du village, pour regarder loin.

Si on lui demandait de monter sur la tour, ce n’est pas pour qu’il redise ce que tout le monde voyait déjà à partir de son point de vue, alors qu’il vaquait à ses taches dans les ruelles.

Non, s’il était demandé au guetteur de prendre de la hauteur, c’est pour qu’il élargisse les perspectives, pour qu’il resitue ce que tout le monde vivait dans un champ plus vaste, et que, en étant resituée dans ce champ plus vaste, l’échelle de priorités soit réajustée.

Décalé par rapport à la vie du village, le guetteur était le mieux placé pour être à l’affut des signaux indiquant la montée de la température. Tout le village attendait de lui, que quand ces signaux passent au rouge, il sonne de la trompe, il lance l’alerte.

Aujourd’hui encore, pourquoi avons-nous tant besoin de guetteurs ? Parce que ces derniers nous réorientent vers quelque chose d’essentiel. Pour que la vie d’un village, d’une ville, d’un pays comme le nôtre fonctionne, nous avons tous tendance à développer une logique besogneuse où tous nos efforts sont mobilisés à bien faire tourner la boutique. Or, le guetteur prend le contre pied de cette logique. Un village, une ville, un pays mènera une vie saine, non pas quand tout roule, mais quand discernant la marche des évènements, ce village, cette ville, ce pays fera ce qui est juste. Au sein de ce village, de cette métropole, au sein de notre église, nous avons tous à veiller à ce que les décisions soient prises non pas pour faire plaisir à tout le monde et pour qu’il n’y ait pas d’histoire, mais parce que c’est juste.

Notre mission est d’apprendre à retrouver en chaque circonstance ce qui est juste. Pour cela, nous ne pouvons y arriver seul. Nous avons besoin les uns des autres. Je crois que le rôle d’une église comme la nôtre est de devenir un atelier où en nous frottant fidèlement aux Écritures bibliques, et grâce au contact des autres, aussi différents et étranger qu’ils puissent être, nous puissions développer cette compétence à retrouver en chaque circonstance ce qui est juste.

Dans le récit d’Ezéchiel, faire ce qui est juste, c’est écouter la parole du Seigneur et avertir le peuple de la part du Seigneur. C’est oser prononcer, non pas une parole qui caresse, mais une parole qui confesse et redresse.

Il n’est pas attendu que le guetteur en fasse plus. Juste délivrer une parole. Peut-être que grâce à elle, l’auditeur réfléchira et évoluera. Peut-être qu’à cause d’elle, l’auditeur s’opposera et se durcira. Qui peut savoir exactement à l’avance ce que la parole produira ? Personne, c’est pourquoi, il faut oser parler.

luther wittenbergQuand un matin d’octobre 1517, Luther affiche ses 95 affirmations critiquant vertement la manière dont le pape de l’époque commercialise l’absolution des péchés, Luther qui a 34 ans, ne sait pas encore qu'il vient de faire basculer le christianisme dans la Réforme. Luther ne commet pas son geste en calculant que par lui, il va provoquer un séisme. Non, en affichant ses 95 thèses, Luther a fait ce qu’il pensait être juste. Il n’a pas cherché à créer la Réforme que nous fêtons aujourd’hui, il a juste lancé l’alerte.

Pour le prophète Ezéchiel, la parole à dire était « méchant, tu mourras ! ». Pour Luther, le geste à faire était d’afficher 95 thèses…

Et pour moi aujourd’hui, dans ma famille, dans mon boulot, dans mes différents engagements, quel est l’acte, la parole, le geste juste à poser ? Forcément, la réponse à cette question ne peut être que personnelle.

Cependant, en étant à l’écoute du contexte qui est le nôtre, où nous avons perçu combien lors de la campagne présidentielle, la température dans les débats pouvaient monter, combien le ton était à des formules claquantes, mais lourdes de raccourcis simplistes, combien sur les réseaux sociaux, des photos retouchées devenaient virales et relayaient ainsi ce qui plus tard s’avérait n’être que des rumeurs.

Donc en étant à l’écoute de ce contexte, et en puisant dans les ressources de la spiritualité protestante, je crois que le guetteur est celui qui dépassionne les débats. Celui qui se garde de l’enflure des mots.

Et surtout, celui qui décrypte, pour les démonétiser, les discours séducteurs absolutisant un trait de notre quotidien pour en faire une valeur quasi sacrée qui garantirait notre bonheur.

Ma manière de parler est peut-être trop abstraite !

C’est pourquoi, prenons un exemple. Notre spiritualité reconnaît à l’argent un rôle tout à fait légitime dans la vie en société. Cependant, quand il y a valorisation excessive, une sacralisation de l’argent, notre spiritualité protestante nous autorise à le profaner non par des déclarations ou par des théories, mais par des conduites aussi simple que le don. Ceci pour ramener l’argent à sa fonction tout à fait honorable de gestion des intérêts matériels d’une collectivité.

Car en survalorisant l’argent, en l’utilisant par la spéculation pour en obtenir d’avantage, nous accordons une autorité à un vis à vis qui loin de nous permettre de nous découvrir nous-mêmes dans toute notre complexité, nous réduit et nous tronque à n’être plus qu’une valeur marchande.

En apprenant à donner mon argent, une pratique finalement assez banale, j’apprends à ne pas fonder mon identité sur un fondement qui m'enferme dans des rapports de force aliénants, dans une perception du monde qui me replie sur moi-même. Chaque fois que nous accomplissons ce travail de désacralisation des valeurs que nous absolutisons, ce ne sera pas négatif, ce ne sera pas contre l’homme.

La spiritualité protestante vit de cette confiance que l’humain a été capable de mieux lorsqu’il a été délivré du sacré qu’il s’instituait à lui-même. C’est pourquoi, quand nous nous retrouvons prisonnier du sacré que nous avons nous-mêmes institués, il s’agit de refaire brèche. Il faut encore et toujours oser lancer l’alerte.

Amen

Luc-Olivier Bosset, Cournonterral, le 15 octobre 2017