Après cette semaine folle, nous sommes tous sous le coup de l’émotion. Ce qui est mort ce mercredi 7 janvier 2015, c’est une forme d’insouciance, portée par la génération de l’après 1968. Une insouciance à l’image de Cabu qui a fait de l’impertinence une manière d’appréhender le monde.

creteUn monde où l’on aurait plus le droit à l’humour, même si parfois ce dernier va jusqu’à la dérision et qu’il devient grinçant, que deviendrait-il ce monde ? Un monde glacial. Rien que d’y penser, ça me fait froid dans le dos.

Devant la mobilisation qui se manifeste par toutes ces marches organisées suite à ces événements, nous réalisons que cette folie nous fait redécouvrir la valeur de ce qui semblait n’être qu’une banale évidence : la liberté d’expression. Nous avons grandi ici en Europe dans des sociétés où sans avoir peur, nous pouvons exprimer ce que nous pensons. Cela semblait être normal.

Or, cette folie nous le rappelle. Cela ne l’est pas. Aujourd’hui, nous sommes sur une crête. Face à une telle violence, un tel fanatisme, comment réagir ? Oui, cette question, il me semble qu’il est nécessaire de prendre le temps de nous la poser pour que les puissantes émotions liées au choc ne se retournent pas contre nous. Car en commettant de tels actes, ces fanatiques ne tuent pas simplement des individus, ils instillent également dans notre société mais aussi en chacun de nous un poison terriblement sournois. Ils nous font tellement peur que lutter contre eux, nous pourrions dans notre affolement accepter l’utilisation à titre exceptionnelle de la torture, ou l’application de loi liberticide.

Or, quand des moyens étatiques mis en œuvre pour lutter contre cette hydre, se mettent à fleurter voir carrément dépasser la ligne rouge comme cela a été le cas avec la prison d’Abou Graib, ces fanatiques nous transforment et volent notre liberté et notre dignité. Quand sous le coup de la colère, certains en viennent à dire que pour avoir la paix, il faut utiliser des solutions radicales et revenir en arrière en réintroduisant la peine de mort, eh bien ces fanatiques nous transforment et nous volent notre justice. Quand, sous le coup du ressentiment, certains en viennent à faire des amalgames et à attaquer la mosquée de sa ville, ces fanatiques nous transforment et nous volent notre fraternité.

Quand sous le coup de l’effroi, de la colère et du ressentiment, nous cédons sur la liberté, la justice, le respect de l’autre, alors cela voudrait dire que ces fanatiques réussissent nous transformer de l’intérieur au point que nous leur ouvrons nous-mêmes la voie ténébreuse les emmenant à la victoire.

Oui, aujourd’hui, nous sommes sur une crête. Et sur cette crête, tous, nous sommes renvoyés à notre conscience. Désormais à quel fond allons-nous puiser pour alimenter nos prochaines actions ? Celui de la peur, de la haine ? Allons-nous laisser cette haine nous absorber au point de nous transformer nous aussi en fanatique radicaux et violents ? Ou allons-nous absorber cette haine, c’est à dire, la laisser nous travailler, nous remettre en question, mais non nous dominer. Accepter qu'elle nous mette en route, sans la laisser nous dicter notre destination.

Et là, beaucoup de citations fleurissent actuellement sur les réseaux sociaux : comme celle du maire d’Oslo : « Nous allons punir le coupable. La punition sera plus de générosité, plus de tolérance, plus de démocratie. » Comme celle d’André Malraux : « la seule réponse au mal absolu, c’est la fraternité ».  Comme celle de Martin Luther King, citée par une femme musulmane : « l'obscurité ne chasse pas l'obscurité, mais la lumière le peut ; la haine ne peut pas chasser la haine, seul l’amour le peut ».

Cependant, où trouver ce fond capable d’absorber l’effroi, la colère, le ressentiment et la haine ? Dans ces paroles : « Je vous ai parlé ainsi pour que vous ayez la paix en moi. Dans le monde, vous connaissez la détresse, mais courage ! Moi, j’ai vaincu le monde. » (Jean 16,33). C’est le Christ qui parle. Un homme qui sait, comme le savait Charb, que tôt ou tard, cela risquait de mal se terminer pour lui. En guérissant des malades le jour du shabbat, en fréquentant des femmes impures, en ne tenant pas compte des étiquettes, mais osant échanger avec des collecteurs d’impôt repentant ou des soldats romains en pleine quête spirituelle, en osant chasser les vendeurs du temple à un moment hautement symbolique ( la fête de Pâques), Jésus agissait en homme libre. Et cette liberté transgressait des règles très établies à l’époque et provoquait bien des remous. Au lieu de se soumettre aux pressions qu’ils recevaient, Jésus a tenu tête aux autorités. Au lieu de prendre la poudre d’escampette, il est monté à Jérusalem, sachant que là-bas, il risquait gros. Lui aussi a fini par être assassiné par ces opposants.

Cependant, plus je lis et médite son histoire, plus je trouve étonnante la manière dont Jésus a traversé ce parcours d’obstacles. Face aux intimidations, il n’a pas cédé à la peur ; face aux insultes et aux crachats ; il n’a pas cédé au mépris ; sur la croix, les récits nous rapporte son angoisse, sa prière, sa désolation, mais pas sa haine. À tel point que, face à une telle dignité, même le responsable de son exécution au lieu de crier avec la meute, vit là, devant une telle attitude un profond retournement. À la croix, la haine n’a pas absorbé l’amour, c’est l’inverse qui s’est produit. C’est l’amour qui a absorbé la haine. Quand il dit : « j’ai vaincu le monde », je ne l’entends pas comme une marque d’orgueil, mais plutôt comme l’expression de la confiance dans un amour qui endure tout. 

À une heure où l’on cherche à ce que les religions se dressent les unes contre les autres, il est important de rappeler que la victoire dont le Christ parle ici n’est pas celle d’une croyance sur une autre croyance. C’est plutôt la victoire d’un amour qui endure tout. Le Christ est celui qui en trace cette voie. Pour beaucoup, il est cette source d’inspiration où puiser pour inventer la lumière quand domine l’obscurité, pour inventer la fraternité quand domine le mal absolu. Je suis conscient qu’à tout ce que je vous dis là, vous pouvez me rétorquer que le Christ est devenu le fondateur d’une religion qui elle-même en son temps a commis des violences et parfois aujourd’hui encore continue de commettre des violences. Il fut un temps où au nom de la croix, les croisés sont partis en guerre et n’hésitaient pas à fendre les crânes de ceux qu’ils considéraient comme des infidèles. 

À cela, je ne veux que répondre : c’est vrai. C’est vrai qu’à tout moment le message et la vie du Christ ont été récupérés pour des actes peu glorieux. C’est vrai qu’à tout moment l’Évangile au lieu d’absorber la logique de son temps a été lui-même absorbé par des manœuvres obscures et a servi à justifier des actions ténébreuses.

Mais est-ce que cela doit complètement obscurcir la myriade de témoins qui, en leur temps, de manière isolée parfois ont su résister et tels des phares porter de la lumière autour d’eux ?

Je pense ici à un exemple, mais nous pourrions en citer plein d’autres. Il s’est passé en 1219. Nous sommes en pleine cinquième croisade. Pendant que les armées croisées assiégeaient les musulmans devant la ville de Damiette, en Égypte, François (plus connu sous François d’Assise) décida de quitter le camp des croisés avec un compagnon, pour aller trouver le Sultan. Ils allaient sans arme et sans escorte. Ils voyaient dans les musulmans, des créatures de Dieu avaient droit à la Bonne Nouvelle de l’Evangile. Contrairement à toute attente, le Sultan les reçut avec courtoisie. On ne sait combien de temps François resta chez lui, certainement plusieurs jours. En tout cas, ce qui ressort des témoignages de l’époque, c’est qu’une estime réciproque et une réelle sympathie naquirent entre ces deux hommes. Le Sultan profondément religieux admirait la foi et la douceur de ce soufi chrétien. François quant à lui, était impressionné par le respect que les musulmans portaient au nom d’Allah, et par leur fidélité à la prière, cinq fois par jour. François, en allant rencontrer le Sultan espérait amorcer un mouvement de conversion à la foi chrétienne. Il revint en Italie sans l’avoir obtenu, mais ce geste de respect et d’amour pour l’ennemi, à une époque où l’on ne pensait qu’à en découdre d’un côté comme de l’autre, n’aura pas été posé en vain. Ce n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan de l’actualité de l’époque. Il n’a pas empêché d’autres croisades par la suite d’avoir lieu. Cependant, il a existé et comme une goutte de parfum, il vient répandre une odeur subtile venant nous empêcher de tourner en rond dans les clichés qu’on n’arrête pas de nous resservir. Cet événement est une goutte de parfum, mais c’est aussi une lueur. Il est anecdotique face à l’histoire avec un grand H. Et pourtant il porte en lui une lumière qui rappelle que, même dans les contextes les plus obscurs, la haine et la peur n’ont pas le dernier mot.

Aujourd’hui, cette lueur, cette goutte de parfum sont entre tes mains. Tu sais combien une religion, quand elle est instrumentalisée par des forces ténébreuses peut devenir une hydre hideuse enfantant sur son passage la peur et la désolation. Mais tu sais aussi qu’une religion détient en son sein une lumière, un parfum capable de tout absorber et transformer dans l’amour. Alors veille sur la crête où tu te trouves afin que l’esprit qui animait Jésus, le Saint Esprit t’inspire comme à François d’Assise des gestes audacieux rappelant que c’est l’amour qui aura le dernier mot.

Amen

Luc-Olivier Bosset, Maurin, le 11 janvier 2015