Quand nous quittons le domaine du savoir et que nous  plongeons dans la vie, nous nous  apercevons souvent que la progression n’est pas linéaire. Nous pensions qu’il suffirait que le temps passe pour que peu à peu nous acquérions  de mieux en mieux les fondamentaux. Mais penser ainsi,  c’est réfléchir sans compter avec la vie.

Marc 4, 35-41

Ce même jour, sur le soir, Jésus leur dit: Passons à l'autre bord. Après avoir renvoyé la foule, ils l'emmenèrent dans la barque où il se trouvait; il y avait aussi d'autres barques avec lui. Il s'éleva un grand tourbillon, et les flots se jetaient dans la barque, au point qu'elle se remplissait déjà. Et lui, il dormait à la poupe sur le coussin. Ils le réveillèrent, et lui dirent: Maître, ne t'inquiètes-tu pas de ce que nous périssons? S'étant réveillé, il menaça le vent, et dit à la mer: Silence! tais-toi! Et le vent cessa, et il y eut un grand calme. Puis il leur dit: Pourquoi avez-vous ainsi peur? Comment n'avez-vous point de foi? Ils furent saisis d'une grande frayeur, et ils se dirent les uns aux autres: Quel est donc celui-ci, à qui obéissent même le vent et la mer?

Extrait de « La Bible Segond» - info-bible.org

 

Dans moins d’un mois, nous allons fêter Pâques. Etymologiquement, ce mot « Pâques » signifie le passage. En célébrant Pâques, nous allons nous  rappeler des événements où tout un peuple est passé de l’esclavage vers la liberté (c’est la sortie des hébreux d’Egypte) ; où des disciples de Jésus, suite à la découverte du tombeau vide, sont passés de la peur, du replis, de la culpabilité à la confiance, l’audace et la joie. Fêter Pâques aujourd’hui, c’est s’immerger dans un grand récit où Dieu est décrit comme un infatigable passeur, plein de ressources et d’astuces  pour rejoindre l’humain  au cœur de tout ce qui  le fixe et  l’écrase ; et là,  y ouvrir des brèches permettant  à l’humain de se  faufiler et poursuivre sa vie.

Ayant ainsi à l’esprit la perspective prochaine de Pâques,  nous pouvons entendre toutes les harmoniques qu’il y a dans cette  simple et somme toute banale parole de Jésus : « Passons sur l’autre rive ».

Quoi de plus normal, lorsqu’on est au bord d’un lac et qu’on cherche à le traverser que de dire « passons sur l’autre rive » ! Cependant parce que tout l’évangile ne cesse de raconter des passages, des histoires où des visages fermés s’ouvrent, des personnalités courbées par le poids d’une lourde épreuve  se redressent, nous pouvons entendre dans cette simple parole autre chose que le sens premier. Quand il s’exprime ainsi, Jésus   ne dit pas quelque chose de neutre, il parle la langue du Dieu que nous célébrons à Pâques.  Il nous invite à vivre un passage.

Il est tout à fait intéressant de réaliser que cette parole du Christ survient dans l’évangile à la fin d’une journée qui fut  très studieuse.  Une journée où Jésus a beaucoup enseigné, raconté des paraboles. Où les disciples se sont montré être des élèves modèles, écoutant attentivement les enseignements du maître.

Or voilà qu’au soir d’une telle journée, Jésus propose de passer à autre chose. De changer de logique.  Durant la  traversée  du lac de Tibériade, les disciples ne seront plus des auditeurs attentifs, mais des acteurs mettant en œuvre leur compétence de marins.  Comme si, en les exhortant à passer sur l’autre rive,  Jésus les invitait à passer d’une démarche cérébrale à une autre  démarche où ils s’impliquent plus personnellement, plus concrètement. Comme si par là, Jésus leur rappelait qu’il manque quelque chose tant que ce qu’on apprend sur Dieu, sur la Bible, sur la foi  reste une connaissance intellectuelle. Pour que cet apprentissage prenne tout son sens, il y a lieu après avoir passé du temps à  étudier de risquer une traversée, de quitter les livres pour plonger dans la vie.

Pendant son enseignement, Jésus a invité ses auditeurs à faire confiance à Dieu. Pour cela, il a parlé  avec des images d’un grain qui pousse tout seul. « Il en est du règne de Dieu comme d’un homme qui jette de la semence sur la terre ; que cet homme dorme ou qu’il veille, nuit et jour , la semence germe et croît sans qu’il ne sache comment. »

L’image est simple et  évocatrice. Pourtant, à elle seule, elle ne suffit pas à faire comprendre aux disciples ce qu’est la confiance en Dieu.  Pour qu’elle devienne profonde et nourrissante, elle demande à présent d’être éclairée, testée par tout un vécu.

Ainsi, dans cette invitation de Jésus : « Passons sur l’autre rive », j’entends la chose suivante :  Quitte la posture d’auditeur, de lecteur, de téléspectateur, traverse l’écran, sors au large, trouve-toi un groupe où comme membre d’équipage,  tu peux participer avec d’autres à l’avancée de la barque dans la traversée ; c’est ainsi aux prises avec la réalité, où tu vis des rencontres et où tu te frottes à d’autres que ce que tu auras appris sur la confiance et sur Dieu prendra de l’épaisseur et de la densité.

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Quand nous quittons le domaine du savoir et que nous  plongeons dans la vie, nous nous  apercevons souvent que la progression n’est pas linéaire. Nous pensions qu’il suffirait que le temps passe pour que peu à peu nous acquérions  de mieux en mieux les fondamentaux. Mais penser ainsi,  c’est réfléchir sans compter avec la vie.  

Au cours de leur immersion dans la réalité, les disciples essuient une tempête.  Eux qui sont des marins pourtant avertis se mettent à paniquer. Au lieu que cette traversée leur permette de  s’améliorer toujours et encore plus dans la confiance qu’ils placent en Dieu, elle les fait régresser.  Jusque là, le récit nous avait montré des disciples plein d’assurance, bien maître à bord. Ils avaient apprêté les bateaux, fait monter Jésus dedans. Or voilà, qu’au cœur de cette tempête,  ils se sentent incapables de tenir la barre plus longtemps. Dépassés, ils réveillent Jésus qui n’est pourtant pas un marin pour lui demander de reprendre les choses en main.

La confiance enseignée et apprise ne s’intègre pas en soi de manière progressive et linéaire. Car  il nous arrive de vivre des évènements qui comme des vagues puissantes nous ballotent dans tous les sens et nous font parfois tout remettre en question.

Cette progression non-linéaire me fait penser à la chose suivante :

Souvent face à la douleur d’une personne endeuillée, on cherche à la rassurer en lui disant que c’est  le temps va l’aider à alléger sa peine, à  adoucir sa souffrance. Pour passer sur l’autre rive, pour quitter la rive de la désolation  et atteindre celle de l’apaisement, on lui dit qu’il y a lieu d’être patient, de laisser sa barque être portée par l’écoulement des jours, des mois, des années, car  le temps arrangera  les choses.

Cependant,  des personnes embarquées dans de telles épreuves racontent les choses autrement. Elles partagent leur expérience en disant que les émotions qu’elles ressentent ne suivent pas une progression linéaire : au départ, une désolation qui peu à peu s’améliore pour devenir de l’apaisement, mais que  ces émotions sont plutôt des vagues qui vont et qui viennent.

Le temps passe, elles apprivoisent peu à peu le choc. Elles croient aller mieux, elles s’apaisent et reprennent pied ;  puis sans savoir  trop pourquoi, une discussion, un souvenir, un détail, une date provoquent en elles une  puissante tempête ; des émotions qu’elles pensaient avoir apprivoisées surgissent et telles des vagues puissantes se jettent dans leur barque et les ballotent de tout côté.

Ce qui change avec le temps nous disent-elles, ce n’est pas nécessairement l’amplitude des vagues,  le temps a beau passer, les vagues peuvent être toujours très fortes, mais ce qui change plutôt, c’est  l’espace de respiration entre elles, un espace qui s’étire peu à peu.

Ainsi,  sur le lac de Tibériade, lorsque la tempête fond sur eux, les disciples  se retrouvent comme nous, lorsque sans que nous nous y attendions, nous nous retrouvons confrontés à une situation limite, à une situation qui nous place face à nos limites. Une situation qui réveille en nous un effroi dont nous imaginions qu’il avait été domestiqué une bonne fois pour toutes, mais qui se révèle être une vague puissante remplissant  et malmenant notre barque.  

C’est là  précisément que ce récit  devient tout à fait intéressant. Car il raconte comment cette tempête est  pour eux l’occasion de passer d’un savoir cérébral sur la confiance en Dieu à une connaissance  profonde, personnelle et intime.

Paniqués, ils se tournent vers Jésus, en lui disant : « Maître ». Dans le prolongement de toute ce qu’ils ont vécu durant la journée, il le réveille en pensant réveiller  un  enseignant.  à Jésus ce faisant ils en restent avec lui à une relation d’enseignant à des élèves. Or voilà qu’au cœur de la tempête, ils découvrent que dans ce maître une présence et une autorité dont jusque là,  ils n’avaient pas  idée, une présence et une autorité  qui leur permet d’aller au bout de la tempête sans être englouti par elle.   

Au cœur de la tempête, les disciples font l’expérience d’une présence étonnante, capable de recevoir toute la houle de leur cœur ( « Nous périssons et tu ne t’en soucies pas ? ») ; tout comme étant capable de rester ferme et tranquille face aux éléments déchainés. (« Réveillé, Jésus rabroua le vent et dit à la mer : silence, tais-toi ! Le vent tomba et un grand calme se fit. » )

Accompagnés par une telle présence, les disciples réalisent  qu’ils peuvent connaître la nuit totale sans pour autant sombrer.  Se sentir accompagné par une telle présence les établit dans une profonde confiance.

Désormais, au sortir de cette tempête, les disciples ont compris une chose : quand les vagues se déchainent, ce qui importe, c’est d’oser réveiller par nos prières et nos cris cette présence dont on n’a pas idée, cette présence qui dort au fond de notre barque afin que cette dernière  parle aux éléments déchaînés et que ce faisant elle fasse revenir le calme dans notre vie.

Amen

Luc-Olivier Bosset