Ce qui fait le sel de l’existence, c’est une espérance sans fièvre ni fixation.

 

Actes 1,1-11

 

 

La relance, il n’y a pas que nous qui aujourd’hui la guettons.

 

Ce récit biblique que nous venons de réentendre met en scène des disciples qui eux aussi, en leur temps, aspiraient, désiraient, attendaient une relance…

 

 « Seigneur est-ce en ce temps-ci que tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? »

 

Derrière cette question, il y a toute la perplexité de celui qui ne sait pas comment interpréter les signes de  son temps.  Le tombeau vide, l’annonce faite par les femmes que Jésus était ressuscité, est-ce bien là les signes de la relance ?  

 

Il est tout à fait intéressant que le récit biblique ait placé cette question dans la bouche d’un disciple ayant vécu l’itinérance de Jésus sur les chemins de Galilée, ayant vécu toute la fabuleuse aventure où, dans le sillage du Christ, les dos courbés se relevaient, les étincelles dans les regards se rallumaient.

 

Là grâce aux paroles et aux actes posés par Jésus, un espoir avait levé au sein de la population. La situation de tension et d’humiliation dans laquelle se trouvait la société ne paraissait plus être une fatalité insurmontable. Que les choses bougent n’était  plus un Himalaya impossible à gravir. Au contraire ! Alimentée par ces signes tangibles et crédibles, une dynamique prometteuse s’était mise en marche. A l’initiative du Christ, derrière lui, un cortège s’était mis à entreprendre l’ascension de cet Everest.

 

Et voilà que le complot aboutissant à la crucifixion est comme une épine venant faire exploser la bulle de cet enthousiasme. Sonné, groggui, le cortège de militants se disperse. L’élan ascensionnel perd de son énergie, il retombe.

 

Et voilà que tout ce qui se passe autour du tombeau vide vient relancer cette aventure…

 

Plutôt que de lire les passages bibliques racontant l’ascension à la recherche de leur comptabilité historique, je préfère méditer ces textes comme la mise en récit du parcours incroyable par lequel est passé l’espérance des premiers chrétiens. Une espérance qui ne s’est pas écrite  sous la forme d’une courbe droite, régulièrement ascendante, mais une courbe digne de celle de la plus montagneuse des étapes du Tour de France. Une courbe qui monte, descend, remonte, redescend. Une courbe sinueuse  qui a gravi des cols escarpés, puis est redescendue dans de profondes vallées pour ensuite à nouveau remonter. 

 

Du coup, en lisant ces récits certes mis en forme dans une autre culture et dans un autre temps, un temps et une culture où les récits d’Ascension foisonnaient (il n’était pas rare par exemple que les funérailles des Empereurs Romains soit racontée avec ce détail qu’un aigle au dessus du buché signale l’élévation en gloire du défunt incinéré), du coup en lisant ce récit de l’Ascension, je m’interroge :

 

Qu’est-ce qui a permis  à chaque fois à l’espérance d’être relancée ? Comment le récit décrit-il  ce moment délicat où, alors qu’ils sont dans le creux de la vague, les disciples vivent un événement qui relance toute l’histoire ? Dans cette description, n’y a-t-il pas un détail gorgé de sagesse pouvant nous rejoindre encore aujourd’hui et retendre le ressort de notre espérance ?

 

« Seigneur est-ce en ce temps-ci que tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » 

 

La formulation de cette question est intéressante, car elle sous-entend plein de choses :

 

D’abord : pour que la relance de l’espérance se fasse, ces disciples attendent tout de Jésus.  Ils ne disent pas : est-ce en ce temps –ci que le rétablissement du Royaume pour Israël adviendra ? ni : est-ce en ce temps-ci nous allons tous ensemble rétablir le Royaume d’Israël ? Non, la manière dont ils s’expriment manifeste qu’ils attendent que Jésus arrangent leurs affaires dans ce monde.

 

Par rapport à cette question, je trouve tout à fait ressourçant de méditer comment Jésus leur répond.

 

Au lieu de se comporter en héros, d’endosser toutes leurs attentes et de montrer  comment Lui Jésus allait s’y prendre pour faire bouger les lignes, il opère un recadrage. Il ne dit pas ce que lui  va faire, mais  il les interpelle sur le rôle qu’eux  vont désormais avoir à jouer : «  vous allez recevoir de la puissance quand l’Esprit Saint viendra sur vous », une puissance qui vous équipera pour que vous soyez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et en Samarie et jusqu’au extrémité de la terre.

 

Si l’espérance va être relancée, ce n’est pas parce que Jésus va s’occuper de tout. Le changement auxquels ils aspirent, Jésus ne va pas le faire à leur place, sans eux. Il ne va pas le faire advenir sans que eux y soient impliqués, sans que ce changement les travaille et les transforme.

 

Ils espéraient un changement pour  les autres, pour la société ; ils espéraient  que ce changement adviendrait  par un autre. Eh bien, Jésus leur redit : le changement n’adviendra pas sans que toi, tu acceptes de changer. Tu étais disciples à l’école de ton maître, deviens témoin. Tu t’abritais dans mon ombre, va au grand jour.  Vis, agis, témoigne, deviens adulte dans la foi.

 

« Seigneur est-ce en ce temps-ci que tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » 

 

Après avoir vécu la formidable épopée en Galilée, après avoir vécu la crucifixion à Jérusalem,  voilà que les disciples s’interrogent : ce que nous sommes en train de vivre, l’incroyable résurrection, est-ce le signe que tout va recommencer comme avant ? Est-ce le signe que tu vas accomplir ce que nous avions toujours espéré ?

 

Une  deuxième chose que sous–entend cette question, c’est que l’espérance de ces disciples s’alimente par la nostalgie d’une période glorieuse passée, révolue dont ils souhaitent qu’elle ressurgisse. Leur espérance est focalisée sur l’attente non d’un commencement, mais d’un recommencement, d’un tablissement.

 

Une fois, pour une période assez courte dans son histoire plurimillénaire, Israël a été un royaume puissant et maître de son destin. Sinon, tout le reste de son histoire, il a été un peuple soumis voir résistant aux influences d’empire plus puissant que lui (l’Egypte, l’Assyrie, Perse). Cette période faste a eu beau être courte, elle n’en finissait pas d’alimenter une profonde nostalgie.

 

Plutôt que de surfer sur cette attente, Jésus là aussi opère un recadrage. Tout d’abord, il ouvre, il élargit l’espérance en invitant les disciples à ne plus rester focalisé sur Israël, mais à penser à la Judée, à la Samarie jusqu’aux extrémités de la terre.  Cette ouverture fait que l’espérance là ne peut pas être la copie de ce qui a été ; forcément la forme qu’elle  prendra sera différente.  Ainsi, en injectant cette ouverture,  Jésus invite les disciples à ne pas scruter les temps pour y pointer les signes de quelque chose qui recommence, mais pour discerner les signes de quelque chose qui commence.  

 

Dans cette logique, Dieu n’est plus du côté des ancêtres, un passé à encenser,  mais Il est au cœur de l’histoire cette force agissante qui lutte, travaille, sue pour l’emmener vers son lendemain.

 

Toute la suite du livre des Actes des Apôtres raconte le périple de cette espérance qui entre en contact avec d’autres contextes, d’autres cultures pour y commencer une histoire tout à fait nouvelle. Oui, le livre des Actes raconte comment  au creux de ces rencontres, des témoins comme l’apôtre Pierre ou Paul se laissent être déplacés, non sans tâtonnement,  dans leur conviction pour pouvoir accueillir la nouveauté qui germe grâce à l’Evangile. Comment ils décident non sans reculade et hésitation, en essayant d’être toujours à l’écoute du Saint Esprit plus que l’esprit de leur culture ou de leur éducation, comment ils décident d’avancer dans cette voie où, chose incroyable pour l’époque, des juifs, des grecs et des barbares, des esclaves et des hommes libres, des hommes et des femmes partagent le même pain, mangent à la même table.

 

La manière dont cette histoire  est racontée est d’ailleurs tout à fait étonnante. Au lieu qu’elle se termine en apothéose, en montrant combien cette espérance a atteint son acmé, les dernières phrases sont pour décrire la situation de Paul, emprisonné à Rome, attendant son procès.

 

Au lieu qu’on nous raconte comment les témoins ont accompli leur mission en atteignant le bout de la terre, on nous décrit un homme non pas aux confins, mais au centre de la terre habitée de l’époque.

 

Cette histoire du livre des Actes  est ainsi racontée sans que pointe le souci d’y démontrer combien cette fois, l’espérance a réussi, combien le sommet est atteint.  Non, cette histoire est racontée, sans fièvre, ni forfanterie. Elle est simplement là pour attester qu’il s’est passé quelque chose sans que l’on cherche à se l’approprier comme un trophée. Quelque chose a commencé qui demande encore à s’accomplir.

 

Ainsi, dans ce récit des  Actes, si l’espérance est toujours relancée, c’est  parce qu’elle ne se fixe sur aucun objectif de réussite. Elle est sans fièvre. Ce qui la guide et l’empêche de se décourager, c’est l’assurance que ce que Dieu a commencé sur cette terre, il a les moyens de l’accomplir.

 

Pour conclure, je ne résiste pas à l’envie de partager avec vous un dernier détail que j’ai découvert dans ce récit.

 

Ce détail se trouve juste avant le passage où le Christ initie ses disciples à entrer personnellement  dans une espérance sans fièvre.  Il est  au verset 4 : « Comme Jésus se trouvait avec eux »

 

Si l’on creuse le texte grec et qu’on met en valeur l’étymologie des mots, cela donne la traduction suivante : « comme Jésus partageait le sel avec ses disciples »

 

Nous apprendre à devenir adulte dans la foi,  à espérer sans fièvre, n’est-ce pas  ce que Jésus partage avec nous ? Quelque chose qui est le sel de l’existence.

 

Amen