Matthieu 14,13-21 :

Quand Jésus entendit la nouvelle, il quitta la contrée en barque et se retira, à l'écart, dans un endroit désert.

Mais les foules l'apprirent; elles sortirent de leurs bourgades et le suivirent à pied.

Aussi, quand Jésus descendit de la barque, il vit une foule nombreuse. Alors il fut pris de pitié pour elle et guérit les malades.

Le soir venu, les disciples s'approchèrent de lui et lui dirent:
Cet endroit est désert et il se fait tard; renvoie donc ces gens pour qu'ils aillent dans les villages voisins s'acheter de la nourriture.

Mais Jésus leur dit:
Ils n'ont pas besoin d'y aller: donnez-leur vous-mêmes à manger.

Mais, lui répondirent-ils, nous n'avons ici que cinq pains et deux poissons.

Apportez-les moi, leur dit Jésus.

Il ordonna à la foule de s'asseoir sur l'herbe, puis il prit les cinq pains et les deux poissons, il leva les yeux vers le ciel et prononça la prière de bénédiction; ensuite, il partagea les pains et en donna les morceaux aux disciples qui les distribuèrent à la foule.

Tout le monde mangea à satiété. On ramassa les morceaux qui restaient; on en remplit douze paniers.

Ceux qui avaient mangé étaient au nombre de cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants.

 

Aujourd’hui, n’avons-nous pas tous le réflexe en fin de journée de chercher une prise pour permettre aux différents objets nous accompagnant partout (téléphone portable, tablette, ordinateur, …)  de se recharger ?

A cause de ces objets, le rythme soutenu est devenu constant.  Il n’y a plus désormais de temps creux. Fini les trajets en train, en voiture, les pauses sur la terrasse d’un café, les longs voyages que nous pouvions savourer tranquillement puisque de toute façon nous étions déconnectés. Aujourd’hui nous pouvons être branchés en permanence. A cause de cela, nous en arrivons  presque à devoir nous justifier si nous ne répondons pas  rapidement à cet appel ou ce mail.

Et pourtant, même ces objets à cause de qui nous courrons partout, à cause de qui nous nous éparpillons, à cause de qui nous sommes ici et là-bas en même temps -, eh bien même ces sacrés objets nous le rappellent : vivre n’est pas possible sans temps mort, sans de ces temps creux où grâce au branchement sur une prise, les batteries se  rechargent.

Nos emplois  ont beau devenir de plus en plus chargés,  à quoi cela sert-il si nous ne prenons pas le temps de nous recharger !

Ce besoin peut devenir d’autant plus important,  si notre vision se brouille.

Jusque là, nous avions bien tenu  le rythme. Nous traversions nos journées en réussissant à garder la tête hors de l’eau ; les mails étaient éclusés ; sur la liste des choses à faire, nos efforts permettaient peu à peu de cocher les différents points les uns après les autres. Chaque coche inscrite nous remobilisait et nous donnait du cœur à l’ouvrage.  Mais voilà que  des complications sont survenues et ont enrayé cette belle dynamique.  Le manque de sommeil, le stress que tout cela a engendré sont venu siphonner l’énergie qui nous restait. Un gros coup de fatigue s’est abattu sur nous. Las et contrariés, nous en  sommes arrivé à nous demandé comme le prophète Esaïe : «  c’est en vain que je me suis fatigué, c’est pour du vide, pour du vent que j’ai épuisé mon énergie. »

Quand nous pensons de telles paroles, puissions-nous nous aussi cultiver le réflexe de chercher la prise sur laquelle nous brancher.

La méditation du passage de l’évangile de ce matin pourrait-elle être cette prise ?

Au prime abord, nous pourrions penser le contraire.  Car au lieu d’inviter à un temps mort, Jésus exhorte ses disciples à se retrousser les manches en leur disant : «  donnez-leur vous-mêmes à manger. »

Ce matin, j’ai envie de prendre le temps de m’arrêter avec vous autour de cette phrase, car souvent, comme elle est comprise, au lieu de nous recharger, cette phrase finit de nous décourager tant elle charge sur nos épaules une responsabilité pesante.

Quand la foule est là, même si l’heure est tardive, qu’on est fatigué et que les moyens peu abondants, cela voudrait dire qu’il n’y a pas lieu de botter en touche ?   Qu’il faudrait toujours et encore y aller ?

La Galilée au temps de Jésus n’était pas sous le coup de sécheresses ou d’une puissante famine, donc les foules qui sont là ne sont pas affamées au point qu’il faille de suite leur trouver de quoi manger, donc, les disciples ont raison d’inviter chacun à rentrer chez soi pour y trouver de quoi se sustenter. Il n’y a pas urgence. Demain, il y aura encore bien du temps pour continuer à vivre ce qui a été amorcé aujourd’hui.

Eh bien, au lieu de leur donner raison, voilà que Jésus les prend à contre-pied.  C’est 7 heures du soir, l’heure de rentrer, eh bien même s’il n’y a pas d’urgence, Jésus semble leur dire qu’il faut rester au bureau.

Si nous comprenons ainsi l’appel «  donnez-leur vous-mêmes à manger », cela voudrait dire que la voix de notre mauvaise conscience, celle qui nous dit qu’on en fait jamais assez,  serait toujours à suivre, puisque,  même dans l’évangile,  Jésus en vient à parler comme elle.  Mais c’est épuisant d’obéir à une telle voix.

De là où j’en suis arrivé dans ma compréhension de l’évangile, je n’arrive pas à croire que Jésus puisse parler comme ma mauvaise conscience. Ce n’est pas possible.  Si cela avait été le cas, depuis longtemps on aurait tout fait pour oublier de tels propos, car ils sont trop écrasants.

 C’est pourquoi je me dis qu’il doit y avoir une autre manière de comprendre ces mots. Et si cette semaine, j’ai pris du temps pour étudier ce passage de l’évangile, c’est  pour essayer de découvrir cette autre manière.

Le temps est venu à présent de partager avec vous le fruit de mes recherches.

En leur disant « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! », Jésus propose à ses disciples d’agir.

Mais il y a plusieurs sortes d’agir.

Il est un agir qui nous vide. Il est des actions qui pompent en nous  une grosse somme d’énergie, tant le pourquoi de les faire se résume à : il faut les faire. Par exemple : remplir pour la troisième fois un formulaire pour l’administration, car les règles ont changé et les formulaires remplis auparavant ne suffisent plus. Nous savons qu’il nous faut  accomplir de telles actions, mais nous trainons les pieds, tant il y a plus intéressant et plus urgent à faire.

Mais il est une autre sorte d’agir qui, lorsque nous l’accomplissons, nous recharge en énergie. Même si cela nous coûte, même si nous devons suer pour le faire, qu’importe !  Une fois achevé, nous nous sentons rempli de force et de joie. Car cette tâche nous a permis de découvrir de belles et grandes choses. Des choses dont auparavant nous n’avions pas idées qu’elles soient possibles ou qu’elles puissent exister.

Organiser un repas peut être un agir qui nous plombe si nous nous disons qu’il va falloir à nouveau aller faire des courses, remplir le frigo, passer du temps  à éplucher les carottes et ensuite mettre la table.

Mais organiser un repas peut devenir un agir qui nous recharge si nous nous disons que ce repas va être l’occasion de passer un bon moment en famille ou entre amis, qu’il va permettre de marquer un événement important, de célébrer un baptême ; et que célébrer un baptême, ça ne se fait pas tous les jours, donc, ça  vaut la peine de ne pas regarder à sa fatigue, mais de se retrousser les manches pour que tout soit prêt…

La différence entre ces deux types d’agir dépend de la clarté avec laquelle nous percevons le sens, la vision de ce que nous faisons. Si, je ne comprends pas le sens du pourquoi remplir un formulaire, je  laisse volontiers  traîner cette tâche et plus je la laisse traîner, plus cela  me pèse.  Mais si remplir un formulaire  me permet par la suite d’entreprendre l’esprit tranquille un beau projet, alors, même si c’est pour la troisième fois, je le fais avec bon cœur, au nom du projet…

Dans l’ancienne paroisse où j’étais, à Ermont dans le Val d’Oise, un jour, dans le cadre du groupe de jeunes,  un projet un peu fou a germé : la petite dizaines d’adolescents voulait accomplir  ensemble un voyage qui ait du sens. Ainsi peu à peu  a mûri le projet d’aider à construire une école maternelle à Fada N’gourma au Burkina Faso. Seulement, pour que ce projet puisse se concrétiser, il fallait que cette petite dizaine de jeunes issus de la banlieue parisienne puisse réunir près de 32 000 euros et cela uniquement pour couvrir les frais de construction de l’école. A côté de cette somme, il fallait encore se débrouiller pour réunir les fonds pour payer les billets d’avion et les autres frais du voyage.

Inutile de vous dire combien un tel montant nous paraissait inatteignable. Pour ma part, je n’étais pas très chaud. Je trouvais que la barre était fixée trop haute. Mais l’enthousiasme des jeunes parfois accompagné d’une dose de naïveté a fait que le défi a pu être relevé.  Je vous  passe tous les détails, mais en organisant des soirées de soutien et par là, en entrant en rencontrant  des personnes incroyables, un jour la somme était là.

Pour que ce projet vienne au jour, il nous a fallu à chacun aller puiser dans des ressources que nous ne savions pas exister.  Nous avons passé certaines nuits à faire la crêpe sans trouver le sommeil tant nous étions stressé, mais aujourd’hui, ces jeunes parlent encore de ce projet comme étant une aventure qui les a  profondément rechargés.

Quand Jésus dit aux disciples : « donnez-leur vous-mêmes à manger », je crois qu’il oriente leur pensées vers un tel agir.

Stressés et anxieux, les disciples viennent vers Jésus plein de leurs soucis.  Pour eux, ce qui se présente à eux n’est qu’une action de plus parmi la pile de toutes les choses à faire.  Rien que l’idée de ne pas avoir anticipé la suite des choses les empêche de savourer le moment présent. En effet, comment avoir l’esprit tranquille quand l’heure tourne, que la foule nombreuse et que  l’endroit désert ? Dans ces conditions, organiser un repas pour autant de monde, c’est  si compliqué que déjà, avant même d’avoir commencé, ils se sentent démobilisés.  Les bras leur en tombent…

Or voilà que dans un tel contexte, Jésus les invite à voir les choses sous un autre angle.  Oui, le problème devant lequel ils se retrouvent est bien réel et il n’a pas à être  banalisé.

Cependant, Jésus les invite à voir dans cet agir non une action de plus qui va les fatiguer, mais une  action qui en l’accomplissant va les recharger.

Ce que Jésus leur propose de faire n’est pas la nième répétition de quelque chose qu’ils connaissent déjà comme par exemple à  la fin de la journée, rentrer chez soi et là, retrouver son conjoint qui a préparé à manger… Non, Jésus leur propose de faire quelque chose qu’ils n’ont encore jamais fait :  leur donner eux-mêmes  à manger.

Jusqu’à maintenant, les disciples ne voyaient leur « ici » que sous  l’angle du manque : «  nous n’avons ici  que 5 pains et 2 poissons. »

En leur répondant, « apportez-les moi ici », Jésus  les invite à vivre un déplacement et à découvrir autrement leur ici.

Dans un premier temps, la solution proposée par les disciples de renvoyer les foules paraissait simple, raisonnable et tout à fait réaliste à mettre en œuvre.  Cependant, en choisissant toujours des solutions simples, raisonnables, réalistes, on finit pas vivre en restant à la surface. On traverse les semaines et les mois,  et toutes les journées ont le même goût.

La solution que Jésus propose quand à elle paraît  compliquée et complètement irréaliste. Mais elle propose aux disciples de quitter leur habitude, de sortir de leur zone de confort pour  rencontrer une nouvelle dimension de  leur « ici ».

En s’impliquant, en essayant de donner  eux-mêmes à manger, ils ne passeront plus leur vie en étant assis sur un banc à écouter, écouter, écouter le maître qui parle, qui agit,  qui enseigne, qui guérit. Non, ils deviendront acteurs. Ils ne rêveront plus de leur vie en passant des heures devant l’écran  à jouer à des grands jeux d’aventure.  Non, ils traverseront  l’écran et rencontreront   autrement leur « ici ».

Car se débrouiller pour donner soi-même à manger à une grande foule, c’est le genre d’action qui parce qu’elle nous fait toucher le concret de la réalité en même temps qu’elle nous demande de l’astuce pour sortir des sentiers battus, c’est le genre d’action marquant et formateur dont après nous nous souvenons. Nous avons beau avoir sué, stressé, le fait de l’avoir vécu, cela nous a éveillés, stimulés, bref, cela nous a rechargé.

Faire quelque chose qu’on n’a jamais fait suppose une bonne dose d’improvisation, certes.  Mais c’est aussi l’occasion en la vivant de découvrir et des limites et des ressources dont jusque là on n’avait pas idée…

D’ailleurs à propos de ressources découvertes, je trouve très intéressant le mouvement qui se met en place lors de la distribution des pains.

Si  les disciples ont pu accomplir leur tâche, ce n’est pas parce qu’ils auraient d’un coup trouvé en eux-mêmes toutes les ressources nécessaires. S’ils ont réussi à nourrir toute la foule, ce n’est pas parce que chaque disciple était chargé une bonne fois pour toute de pain. Non au contraire, c’est par  fréquent aller-retour auprès du Christ qu’ils ont pu  régulièrement se recharger en pain.

Qu’il puisse en être de même pour nous : pour aller au bout de nos engagements un peu fou, il ne s’agit pas de partir seul et bille en tête. Au contraire, il s’agit de soigner le contact avec la base,  le contact avec cette prise sur laquelle nous brancher pour recharger notre énergie.


C’est là tout l’apport des Ecritures : nous rappeler chaque jour que dans notre ici, le Christ est là.

Par sa parole Il oriente notre regard vers une action qui nous fait sortir des sentiers battus et qui, parce qu’elle est au service d’un vaste projet, nous recharge quand on l’accomplit.

Oui, dans notre ici puisse la parole du Christ recadrer notre manière de vivre. Ainsi nous vivrons nos différents engagements d’une  manière où nous n’en ressortions pas vidés, mais rechargés en joie et en amour.

Amen

Luc-Olivier Bosset (le 3 août 2014, temple de la Rue de Maguelone, Montpellier)