Je vous propose à partir de ces textes (Marc 6, 7-13 ; Ephésiens 1, 3-14) quelques réflexions autour du destin, de la prédestination, et de la destinée, pour reprendre le titre d’un livre d’Adolphe Geshé. Tout d’abord je voudrais écarter deux interprétations de la notion d’élection ou de prédestination qui peuvent générer du malaise, la première qui entraînerait une forme de supériorité et l’autre qui assimilerait la prédestination à la fatalité ou au destin. Puis, je me centrerai sur le message de responsabilité et de liberté que véhicule la notion de prédestination, et comment l’homme peut tracer une destinée propre grâce à la prédestination et malgré son destin. Et enfin, après avoir vu ce que la réception de la foi engendre dans notre destinée, je vous proposerai de nous interroger sur notre rapport aux non croyants, à ceux qui semblent rejeter le message de Dieu.

adolphe 2Être prédestiné…Est-ce que cela signifie qu’être croyant nous met à part, nous donne un statut spécial, et que Dieu choisit ceux qu’il appelle ? Comme si la foi était inégalement répartie, à dessein, selon le bon vouloir de Dieu. Ainsi, la prédestination et le salut des uns irait avec la perdition des autres. La fameuse double prédestination attribuée à Calvin qui a suscité tant de controverses. Elle semble aller à l’encontre de la bonne nouvelle du salut gratuit pour tous.

Dans l’Ancien Testament, on trouve la notion de peuple élu, qui peut être interprétée à mauvais escient comme une forme de supériorité. Mais si l’on y regarde de plus près, l’élection d’Israël, c’est avant tout l’alliance que Dieu a passé avec Abraham et la mission qu’il lui a confié, ainsi qu’à tous ses descendants, de proclamer l’existence d’un seul Dieu, qui veut le bien de l’homme. Et ce message a une vocation universelle. La prédestination ce n’est donc pas la mise à part, l’élitisme.

Considérons à présent une autre fausse piste, qui serait d’assimiler prédestination à destin, le destin comme la fatalité, dans le sens où tout serait écrit d’avance, où Dieu a un plan précis pour chacun d’entre nous, où Dieu est responsable de nos échecs et de nos deuils. Si nous sommes malades, c’est Dieu qui l’a voulu. Si nous perdons un proche, c’est Dieu qui l’a voulu. Si le monde est en guerre, c’est Dieu qui l’a voulu. Croire en la fatalité, c’est aussi penser que nous sommes prisonniers de nos histoires familiales, condamnés à l’avance à répéter les mêmes erreurs, à tomber dans les mêmes ornières, par exemple, parce que quelqu’un dans notre vie a prononcé une parole stigmatisante qui nous  a fait perdre confiance, ou parce que quelque chose a été caché et que nous portons le poids d’un secret qui nous étouffe.

Or, c’est l’enjeu même de la psychanalyse de sortir de cette logique de répétition et de condamnation, de faire émerger dans la gangue de nos conditionnements et de nos renoncements notre désir de vie et de renouveau, notre courage d’être un sujet, différent de ceux qui nous ont précédés, non conforme aux conformismes ambiants. Des conformismes relatifs aux études…Tu es fait pour devenir polytechnicien ou médecin ou musicien…Des conformismes relatifs aux idées politiques, aux normes sociales, aux orientations sexuelles, aux projets de vie…Tu te marieras et tu auras beaucoup d’enfants…

La prédestination, si c’est le projet de Dieu, cela ne peut pas être la fatalité et le conformisme, car ils sont sources de souffrances et de frustration, et Dieu veut notre bien :

« Dieu nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les lieux célestes en Christ ».

Outre les conformismes, c’est aussi la volonté de toute-puissance et de jouissance sans limite qui peut être source d’enfermement et d’échecs, et de souffrance pour soi comme pour l’autre.

Et le seul moyen d’en sortir c’est de demander le pardon de l’autre et de Dieu, de s’appuyer sur une aide extérieure pour sortir de ses addictions qui peuvent plonger l’homme dans un enfer que lui-même a créé et dont Dieu n’a jamais voulu. Ce n’est pas Dieu qui crée l’enfermais c’est lui qui nous montre le chemin qui y conduit et qui nous aide à en sortir.

Ignacio 2021La prédestination, plutôt que de signifier que Dieu fait le tri à l’avance entre les élus et les sauvés, ou que tout est écrit et joué d’avance, signifierait plutôt que la grâce du Dieu vient toujours en premier dans notre rencontre avec Dieu. Le croyant se découvre aimé depuis la fondation des temps. La prédestination, c’est la certitude que Dieu est toujours présent comme point d’appui dans notre vie. Dieu nous donne à l’avance les ressources qui nous permettront de vivre une vie pleine et engagée. La prédestination permet à la liberté de l’homme de se déployer. Comme l’écrit le psychanalyste Ignacio Garate Martinez, le présent de l’homme, ce n’est pas une simple étape entre un passé déjà écrit et un futur écrit à l’avance. Le présent c’est l’étendue de ma liberté qui s’appuie sur mon passé, mon désir pour l’avenir, et ma quête du désir de Dieu pour moi.

Ce désir de Dieu, il est écrit dans notre texte des Ephésiens: c’est que nous célébrions sa gloire c'est-à-dire, que nous montrions à travers notre existence que sa parole a du poids et du sens. Le désir de Dieu, c’est que nous nous imprégnions de son esprit, et l’esprit de Dieu, c’est l’esprit du pardon, nous dit Paul en Ephésiens. Dieu n’est pas dans les petits calculs d’un prêté pour un rendu, je te pardonne si tu as fait pénitence. Le pardon de Dieu est déjà là avant même que nous ne lui demandions. Et quand nous lui demandons : pardonne-moi Seigneur, ce que nous pouvons ressentir, c’est sa présence bienveillante, souriante, accueillante, indulgente. Cette présence était déjà là, mais nous ne l’avions pas sollicitée. Cette présence était déjà là. C’est cela, la prédestination. Nous avons beaucoup de cartes, beaucoup de ressources dans nos mains, mais nous ne les discernons pas toujours.

Ce désir de Dieu il est aussi écrit dans le texte de Romains 8 : il nous a prédestinés à être à l’image de son fils. La vie de Jésus peut être une référence pour nous, même si nous en sommes bien loin. Oui nous sommes bien loin d’être saints et sans défaut. Mais l’important ce n’est pas d’atteindre ce but, ce but impossible, l’important c’est de tendre vers lui. C’est ce que dit Paul en Philippiens 3-12 : « Ce n’est pas que j’ai déjà remporté le prix ou que j’aie déjà atteint la perfection. Mais je poursuis ma course afin de le saisir, puisque moi aussi j’ai été saisi par le Christ Jésus ».

Mais cela ne signifie pas que tout est possible à l’homme. L’homme doit tenir compte de ses limites, les siennes propres, celles des autres et celles du monde. Même Dieu ne peut pas tout contre les contingences, contre les catastrophes et il ne sert à rien de se révolter contre lui lorsqu’elles nous frappent. C’est ce que nous comprenons à travers le livre de Job qu’Emeline nous a magistralement commenté cette année. Ainsi l’homme doit vivre une tension entre son désir de liberté et la prise en compte de ses limites. L’homme peut être confronté à des obstacles qui lui semblent infranchissables et qui peuvent anéantir le courage de la liberté. Ce verrou ne peut sauter que par une surabondance de salut selon les mots d’Adolphe Geshe, L'homme ne peut commencer de se sauver que quand il en à l'idée et que cette idée lui paraît non pas simplement possible, mais " excessivement possible ".

Reprenons le beau texte des Ephésiens :

« En lui nous avons la rédemption par son sang, le pardon des fautes selon la richesse de sa grâce qu’il nous a octroyée abondamment, en toute sagesse et intelligence. »

L’abondance et la gratuité de la grâce, cela peut sembler contradictoire avec la sagesse et l’intelligence, car l’intelligence va avec la mesure, le calcul, le tri. Mais la foi change même notre manière d’être intelligent. Dieu nous demande de répondre au manque et à la violence par la générosité sans conditions. C’est cet excès de grâce qui peut donner le courage à l’homme enfermé dans son malheur de croire en une possible porte de sortie. C’est cela la sagesse de Dieu qui peut nous sembler folie. Cette folie est sagesse car c’est la seule qui peut rendre notre monde vivable.

« En lui nous avons la rédemption par son sang, le pardon des fautes selon la richesse de sa grâce qu’il nous a octroyée abondamment, en toute sagesse et intelligence. »

Je pense aussi que nous pouvons interpréter cette phrase comme une invitation à la lucidité. Etre généreux et miséricordieux ne veut pas dire fermer les yeux sur le mal. Il faut rester intelligent et non naïf. Dieu nous invite au pardon mais aussi à un langage de vérité et de justice.

Oui l’homme vit une tension entre son désir de liberté et la prise en compte de ses limites. La liberté de l’homme se déploie dans un cadre contraint, celui des limites de l’homme et du monde. L’homme n’est donc pas complètement acteur et maître de son destin. Cela lui impose l’humilité. L’homme hérite d’une histoire qui le limite dans ses capacités d’action, mais il hérite aussi de multiples dons. En particulier le don de vie et d’éducation par ses parents, un don qui doit engendrer sa reconnaissance. Tu honoreras ton père et ta mère. Mais ce don ne doit pas revêtir le caractère écrasant et culpabilisant d’une dette, comme l’évoque l’article de Guilhen Antier sur le lien inter-générationnel dans le cep de ce mois.

Ainsi, l’homme peut oser tracer sa destinée sur un chemin marqué par des déterminismes et des héritages mais aussi par la confiance de Dieu. L’homme se fraie sa destinée lorsqu’il accepte avec lucidité, son destin d’être limité et dépendant des autres, et lorsqu’il accepte joyeusement sa prédestination d’être aimé de Dieu. L’homme trace sa destinée lorsqu’il dit oui à son désir et à celui de Dieu, et qu’il dit non à la fatalité du destin comme à la soif de toute-puissance et de domination.

Je terminerai cette prédication par une réflexion sur notre rapport aux non croyants, du moins ceux qui se disent tels. Sont-ils donc rejetés de Dieu ? La grâce de Dieu  est pour tous. Nul n’est exclu du projet de Dieu. Mais la grâce de Dieu n’est pas reçue par tous de la même façon. Dieu fait pleuvoir son esprit sur tous, comme des rayons de soleil. Et comme le tournesol, nous sommes appelés à nous tourner vers ce rayonnement qui nous fait vivre et croître. Nous ne sommes pas responsables de ce rayonnement mais il tient à nous de demeurer en lui, de revenir à lui quand le tourbillon du quotidien et des épreuves nous en éloigne. Dieu respecte la liberté de l’homme, qui peut être de refuser sa grâce. « Pour les uns, (dit Calvin), elle devient vocation efficace, confirmant et certifiant l’élection donnée gratuitement par Dieu (…). Chez les autres, la proclamation obscurcit, endurcit et aveugle, éloigne de Dieu ».

Nous ne pouvons pas discerner qui sont les uns et les autres, et ce n’est certainement pas à nous d’en juger. Les voies du Seigneur en termes de salut sont insondables. Qui aurait cru que Saul de Tarse, le réprouvé typique, ait pu être sauvé après avoir rencontré Jésus sur son chemin ? Ne sommes nous pas nous aussi tantôt réprouvés, loin de la présence de Christ,et sauvés, par sa rencontre ? Dieu est un Dieu vivant, qui peut même se repentir de ses actions, de ses condamnations, si les condamnés se montrent capables de repentance.

bultmann picComme le dit Rudolf Bultmann, le croyant se sait élu, et le mystère pour lui n’est pas qu’il soit élu à la différence d’autres, mais plutôt qu’il ait été élu, alors qu’il n’en est pas digne. La prédestination nous dit Antoine Nouis ne pose pas la question de la foi des autres mais de la mienne, que je dois considérer comme un don. Et il cite Saint Augustin qui dit : « Si tu es attiré, suis ton attrait. Si tu n’es pas attiré, demande à l’être. Mais ne demande pas pourquoi ton voisin ne l’est pas ».

Que faire donc avec ceux qui ne reçoivent pas le message de Dieu, qui le rejettent, qui se moquent de nous quand nous parlons de notre foi ? Sans doute, ne pas les juger, et ne pas imposer sa foi et sa façon de voir le monde. Nous connaissons bien les dégâts causés par des groupes de chrétiens qui assènent la bonne parole d’une façon qui peut devenir harcelante. C’est ce que le Christ dit aux disciples dans le passage de Marc. Il est important de savoir se retirer si le message n’est pas reçu. Mais cela ne signifie pas se retirer sur la pointe des pieds en s’excusant, mais plutôt en marquant une séparation, en reconnaissant que la relation n’est pas possible à ce stade, ce que symbolise le geste de secouer la poussière des pieds. Pour aller plus loin dans cette idée je voudrais lire un très beau passage de la deuxième lettre de Paul à Timothée (12-13) :

« Si nous le renions, Lui aussi nous reniera. Si nous sommes infidèles, Lui demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même ».

Renier Dieu, c’est lui dire non, c’est refuser la relation avec Dieu, et cette relation, Dieu ne veut pas nous l’imposer. A qui lui dit non, il dit non aussi. Par contre, il reste fidèle au croyant même quand celui-ci est infidèle, quand le fidèle est infidèle si j’ose dire. Dieu nous attend même quand nous nous éloignons, même quand notre relation avec lui est discontinu. Notre place est toujours gardée en Christ. La fragilité de notre foi ne met jamais en péril la force de la foi de Dieu en nous. La foi est fragile, nous avons toujours besoin de l’Esprit pour la soutenir. L’Esprit vient en aide à notre faiblesse. Le croyant a toujours besoin de Dieu pour le garder croyant. Même si la promesse de la grâce est proclamée, rien n’est jamais acquis.

Je concluerai enfin par un message d’humilité et d’espérance. La raison, l’ordre et la fin des choses demeurent cachées. Mais plutôt que de croire en un destin immuable, nous pouvons croire à la providence, dans le sens de l’action bienveillante de Dieu sur mon avenir. La foi en la providence est liberté à l’égard de l’avenir. La fin de toutes choses est inconnue, elle échappe à ma maîtrise. Comme le dit Pierre Bühler, cette foi permet au croyant d’assumer les défis de la vie dans le monde en toute liberté, dans une sérénité lucide, consciente des limites qui lui sont imparties. Et selon les mots de Dietrich Bonhoeffer :

« Merveilleusement gardés par des forces bienveillantes, nous attendons sans crainte ce qui doit arriver, Dieu est à nos côtés le soir et le matin, et le sera sûrement chaque nouvelle journée » .

Amen.

Paule Moustier, EPUMA, culte du 11 juillet 2021 à Jacou.